Les membres du groupe d’experts de l’Organisation des Nations Unies sur la République Démocratique du Congo ont publié les résultats des investigations menées en rapport avec la situation sécuritaire dans la partie Est du pays marquée par l’activisme des groupes armés depuis des décennies.
Dans une lettre qu’ils ont adressée au Conseil de sécurité de l’ONU en date du 10 juin 2022, les experts ont documenté sur les différents groupes armés opérant notamment dans les provinces du Nord-Kivu et de l’Ituri, deux provinces sous état de siège depuis une année. Parmi ces groupes, il y a notamment le groupe terroriste de Forces Démocratiques Alliées (ADF), l’un des plus meurtriers opérant dans la région.
Dans ce rapport final, les experts de l’ONU affirment que les ADF et DAECH, également connu sous le nom d’Etat Islamique d’Iraq et du Levant (EIIL) ont beaucoup communiqué sur l’expansion des ADF dans le sud de l’Ituri. D’après ce rapport, Les ADF ont publié plusieurs vidéos de décapitations tournées en Ituri : la première en juin 2021, montrant Salim Mohamed Rashid, un ressortissant kényan arrêté par les autorités congolaises en janvier 2022 .
À partir de la mi-2021, notent les experts dans leur rapport, les ADF ont également lancé des attaques sur la route entre Beni et Butembo, dans le territoire de Beni, ainsi que dans la chefferie de Bashu, à la suite d’opérations des FARDC et de la MONUSCO visant les camps voisins de Mwalika dirigés par Amigo et Abwakasi. La chefferie de Bashu, qui avait été relativement épargnée jusqu’alors, a été l’un des points les plus méridionaux où des attaques des ADF ont été enregistrées. Les ADF ont également été actives dans la chefferie de Watalinga, y compris près du quartier général de l’opération « Shuja », et ont continué à mener de multiples attaques dans le secteur de Rwenzori et autour des villes de Mamove et d’Oicha, où elles ont maintenu des camps.
« Bien qu’elles soient dispersées, les ADF sont toujours résilientes et capables de mener des attaques, parfois de manière simultanée, répétée ou en succession rapide. Selon la MONUSCO, elles ont tué plus de 1 300 civils depuis 2021. Cette escalade du nombre d’attaques et de meurtres de civils faisait partie des tactiques de représailles des ADF, qui visaient également à dissuader les opérations menées contre elles et à détourner les troupes des FARDC, de l’UPDF ou de la MONUSCO de certaines zones que les ADF considéraient comme plus vitales, telles que les environs de leurs camps principaux », peut-on lire dans ce rapport.
Liens régionaux et internationaux : recrutement et financement
Ce rapport parvenu à la rédaction de POLITICO.CD indique que les efforts accrus des ADF en matière de propagande, de sensibilisation et de mobilisation extérieures, y compris au moyen de leur allégeance à Daech, ont contribué à renforcer leurs réseaux et à étendre leur portée pour recruter, collecter des fonds et organiser des attaques armées au-delà des frontières de la République démocratique du Congo. Le Groupe d’experts rapporte avoir recueilli des informations sur plusieurs individus ou cellules responsables du recrutement et du financement en Afrique du Sud, au Burundi, au Kenya, en Somalie et en République- Unie de Tanzanie, dont certains entretiennent des liens.
Recrutement
En ce qui concerne le recrutement, les experts renseignent que des ex-combattants des ADF ont continué de signaler la présence de recruteurs et de points focaux dans la région, en particulier le long des côtes kényanes et tanzaniennes et au Burundi. Des recruteurs ont facilité les recrutements et le transport de recrues, notamment en faisant de fausses promesses de travail en RDC, généralement dans des mines d’or. Les mêmes sources ont également fait état de recrutements par des religieux ou des fidèles musulmans dans des mosquées et des écoles, notamment à Mombasa (Kenya) et à Bujumbura (Burundi).
De plus, des médias sociaux (Facebook, WhatsApp et Telegram) ont été utilisés, avec des groupes en ligne qui diffusaient une propagande radicale et encourageaient les membres de ces groupes à rejoindre le jihad, notamment en République démocratique du Congo ou au Mozambique. Certains de ces groupes en ligne étaient composés de personnes liées à Daech. Meddie Nkalubo et Abwakasi, des dirigeants des ADF, ont joué un rôle clé dans ces activités de propagande en ligne. Par exemple, argumentent-ils, Salim Mohamed Rashid et Hytham S.A. Alfar, un Jordanien arrêté près de Butembo en septembre 2021, ont déclaré avoir été en contact avec Nkalubo et Abwakasi avant de se rendre dans des camps des ADF. Salim a expliqué qu’il avait décidé de rejoindre les ADF après plusieurs tentatives infructueuses pour rejoindre Daech au Mozambique, en Somalie et en République arabe syrienne.
Pour ces experts de l’ONU, cela montre que l’allégeance des ADF à Daech et leur projet d’alignement avec ce dernier, ainsi que les revendications de Daech ont permis aux ADF d’accroître leur notoriété dans des cercles radicalisés. Les ADF ont capitalisé sur cette notoriété pour attirer des recrues hautement radicalisées et sont ainsi apparues comme une option possible pour des individus désireux de rejoindre Daech, au même titre que Daech en Libye, au Mozambique, en Somalie et en République arabe syrienne. Plusieurs recrues, dont Salim et Hytham, ont cependant été déçues par les conditions de vie difficiles ou les divergences idéologiques et ont rapidement quitté les camps des ADF.
Financement
Le Groupe d’experts a établi que les ADF avaient reçu des financements de personnes basées en dehors de la République démocratique du Congo, par le biais d’intermédiaires à l’intérieur du pays et en Ouganda. Depuis 2018 au moins, des individus en Afrique du Sud et au Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord envoient des fonds aux ADF au moyen de transferts d’argent sur un portefeuille mobile et de virements internationaux.
Le Groupe d’experts a examiné des reçus de virements internationaux montrant que Waleed Ahmed Zein, qui a été spécialement désigné comme terroriste mondial par les États-Unis d’Amérique depuis le 7 septembre 201840, avait transféré des fonds à au moins une occasion, en 2018, à un individu en Ouganda collaborant avec Nkalubo. Des individus du réseau de Nkalubo ont reçu plus de 50 000 dollars en provenance d’Afrique du Sud par le biais de transferts sur des portefeuilles mobiles en 2019 et 2020. Le Groupe d’experts a reçu des informations selon lesquelles certains des expéditeurs en Afrique du Sud avaient reçu des fonds d’Abdirizak Mohamed Abdi Jimale, récemment condamné par un tribunal militaire en Somalie pour avoir financé Daech en Somalie.
« Ghislaine Kavira Sikakulya, alias Shengazi ou Shenga Yalala, ressortissante congolaise et ougandaise et membre éminente des ADF, arrêtée en octobre 2021 à Bunia, était en contact téléphonique régulier avec le chef des ADF, Seka Baluku , visé par les sanctions, et son second Lukwago Hood, alias Pierro. Jusqu’à récemment, elle recevait des transferts d’argent d’un individu basé à Londres via des portefeuilles mobiles. Depuis 1996, Shengazi a joué un rôle essentiel de coordination pour les ADF en Ouganda et dans la région, notamment pour assurer l’arrivée des nouvelles recrues.Benjamin Kisokeranio, proche conseiller du fondateur des ADF Jamil Mukulu, visé par les sanctions et sa seconde épouse, Nahimana Amina, ont reçu des virements internationaux d’une personne établie à Londres entre 2017 et 2019. Kisokeranio a indiqué que la personne en question envoyait des fonds aux ADF par l’intermédiaire de ses proches depuis au moins 2010 .Kisokeranio a reçu cet argent après sa scission avec le groupe principal des ADF », a martelé le groupe d’experts.
En outre, le groupe d’experts rassuré avoir examiné des transferts d’argent envoyés depuis la RDC par Airtel Money vers une carte SIM appartenant à un combattant des ADF, que celui-ci avait perdue lors d’affrontements avec les FARDC en octobre 2021.
En effet, entre seulement juillet et la mi-octobre 2021, plus de 60 000 dollars ont transité par le compte associé à la carte SIM. L’argent a été envoyé sur le compte à partir de trois numéros congolais, puis les fonds ont été transférés vers des comptes associés à au moins 40 autres numéros. L’un des trois numéros congolais était lié au téléphone portable qui a déclenché l’explosion d’Oicha. D’autres numéros appartenaient à des combattants et à des dirigeants des ADF, notamment Nkalubo et Abwakasi, qui ont reçu respectivement plus de 6 000 et 4 000 dollars. Un collaborateur des ADF, qui a été arrêté pour sa participation à ce réseau, a expliqué que Musa Kamusi, un combattant des ADF, lui avait demandé de l’aider à réactiver la carte SIM perdue .Kamusi travaillait avec Amigo pour coordonner le réseau de collaborateurs des ADF en Ouganda et dans la région pour le transport des recrues et du matériel.
Affermissement des liens avec Daech
Le Groupe d’experts a établi que les premiers contacts entre les ADF et Daech ont eu lieu dès 2017, notamment par l’intermédiaire de Meddie Nkalubo. Kisokeranio a également confirmé que Baluku avait prêté allégeance à Daech pour la première fois en 2017, ce qui avait été la principale raison de son départ des ADF.
En mars 2022, les ADF ont renouvelé leur allégeance à Daech après la mort du chef de l’organisation, Abu Ibrahim Al-Qurashi, un mois plus tôt.Les échanges entre les ADF et Daech ont continué de s’intensifier. Selon ce rapport, les revendications de Daech concernant des attaques en RDC ont été plus nombreuses et plus précises, et transmises plus rapidement, même si l’opération Shuja a pu perturber temporairement ces échanges.
En outre, ajoute la même source « si les ADF ont réduit le nombre de leurs publications sur leurs canaux officiels par rapport à 2020, certaines de ces publications étaient clairement destinées à continuer de projeter leur alignement avec Daech ».
Selon plusieurs sources conctactée par les experts de l’ONU, Daech aurait fourni aux ADF une orientation idéologique, et aurait soutenu, coordonné ou dirigé ses affiliés, à savoir les ADF en RDC et Ahl al-Sunna wal-Jama’a au Mozambique (ASWJ), par l’intermédiaire de son bureau Al-Karrar au Puntland, en Somalie, qui est hébergé par Daech en Somalie. Daech en Somalie et le bureau Al-Karrar de Daech sont tous deux dirigés par Yusuf Abulqadir Mumin.
Par ailleurs, dans un enregistrement audio diffusé sur la chaîne de propagande privée des ADF en février 2022, Baluku a affirmé être en contact avec Daech en Somalie. Dans un autre enregistrement, réalisé en mai 2021, il a mentionné les directives de Daech pour conquérir et occuper de nouveaux territoires, qu’il a affirmé avoir suivies.
« S’il n’exclut pas l’existence de liens entre les ADF et le bureau Al-Karrar de Daech ou Daech en Somalie, le Groupe d’experts n’avait pu confirmer ces liens au moment de la rédaction du présent rapport. Il n’a pas pu non plus établir l’existence d’un soutien direct de Daech aux ADF, qu’il soit financier, matériel ou humain, ni confirmer que Daech exerçait un commandement et un contrôle sur les ADF », soutient le groupe d’experts.
D’autres facteurs explicatifs de ce renforcement des liens avec Daech sont notamment; le progrès des ADF dans la fabrication de bombes et utilisation d’engins explosifs improvisés en milieu urbain en République démocratique du Congo, l’utilisation d’engins explosifs improvisés, y compris portés par des personnes, en milieu urbain, l’utilisation accrue d’engins explosifs improvisés par les ADF qui a atteint un premier pic les 26 et 27 juin 2021 dans la ville de Beni, où trois engins ont explosé en milieu urbain et visaient directement la population civile. Trois autres engins ont explosé dans des zones urbaines en décembre 2021 et en janvier et février 2022 . En outre, des engins explosifs improvisés ont explosé ou ont été découverts dans des zones rurales.
L’utilisation par les ADF d’engins explosifs improvisés en milieu urbain a atteint un nouveau pic dans la ville de Beni dans la nuit du 25 décembre 2021, lorsqu’une forte explosion a fait 9 morts, dont le porteur de la bombe, et 18 blessés devant le bar Inbox, très fréquenté par l’élite de Beni et des officiers des FARDC, et particulièrement bondé à ce moment-là.
Le 10 janvier 2022, Daech a revendiqué la responsabilité de l’attaque avec un engin explosif improvisé et a présenté le porteur de la bombe comme étant Bayan al- Uganda, un ressortissant ougandais. Un ex-combattant des ADF a déclaré au Groupe d’experts qu’il avait vu le porteur de l’engin au camp des ADF dénommé « Machine ». Trois autres ex-combattants des ADF, dont Salim Mohamed Rashid , ainsi que des membres des services du renseignement, ont déclaré au Groupe d’experts que Baluku avait appelé les combattants des ADF à se porter volontaires pour commettre des attentats-suicides et qu’en mars 2021, trois combattants, dont Issa Mando, avaient répondu à cet appel. Les ADF ont également fait référence aux attentats-suicides à d’autres reprises.
Évolutions techniques : engins explosifs improvisés commandés par radio et/ou déclenchés par minuterie
Les éléments de preuve récupérés après deux autres détonations d’engins explosifs improvisés sur les marchés d’Oicha et de Beni, respectivement en janvier et février 2022, ont permis de confirmer que le procédé de fabrication de ces engins était différent de ceux qui avaient été observés jusqu’alors en République démocratique du Congo. Les preuves montrent une évolution des techniques de fabrication des bombes par les ADF qui s’orientent vers l’utilisation de téléphones portables intégrés comme déclencheur électronique à retardement ou comme déclencheur radiocommandé, similaires à ceux observés dans d’autres pays, notamment en Somalie, en Afghanistan et en Iraq.
« La capacité avérée des ADF à fabriquer et à utiliser des engins commandés par radio ou déclenchés par minuterie démontre que les ADF ont considérablement développé leur savoir-faire et leurs compétences techniques. La menace que représente ce type d’engin est nettement plus élevée, notamment parce que, contrairement aux systèmes traditionnels déclenchés par la victime, les dispositifs commandés par radio ou déclenchés par minuterie permettent un ciblage très précis », précise le groupe d’experts du Conseil de Sécurité de l’ONU.
Dans un communiqué publié le 10 mars, les Etats-Unis ont reconnu le groupe armé forces démocratiques alliés (ADF), respondable des massacres dans la région de Beni dans l’Est de la RDC, comme un groupe terroriste affilié à l’Etat Islamique, DAECH.
Le Département d’État américain a désigné l’État islamique d’Irak et de Syrie – République démocratique du Congo (ISIS-RDC) et l’État islamique d’Irak et de Syrie – Mozambique (ISIS-Mozambique) en tant qu’organisations terroristes étrangères en vertu de l’article 219 de l’Immigration et de la Loi sur la nationalité.
Responsable des attaques meurtières dans l’Est de la RDC, le mouvement présenté initialement comme celui des ADF a vu l’organisation terroriste Daech revendiqué ses attaques depuis plusieurs mois. Depuis 2016, et précisément le 27 septembre 2017, les autorités de Kinshasa avaient indiqué que les tueries et autres atrocités commises contre les populations de Beni, sont l’œuvre d’une « coalition terroriste internationale » regroupant notamment des ressortissants ougandais, rwandais, burundais, kenyans, tanzaniens, sud-africains, mozambicains et « d’autres renégats œuvrant à partir de certains pays voisins ».