À Kinshasa, le lever du soleil n’est pas un spectacle contemplatif. Il ne s’agit pas de cette lumière douce qui caresse les toits et apaise l’âme, mais d’un signal de combat. Dès cinq heures du matin, la ville s’ébroue dans un tumulte presque héroïque : klaxons hurlants, moteurs geignant, vendeurs de rue scandant leurs produits comme s’ils prêchaient dans une cathédrale à ciel ouvert. La mégapole s’éveille, et chaque habitant se met en marche, non pas avec l’assurance des privilégiés, mais avec la ténacité des gladiateurs prêts à affronter une arène capricieuse.

Kinshasa à l’aube, c’est un peu comme un orchestre symphonique sans chef d’orchestre. Les instruments sont là, les musiciens aussi, mais le rythme est un chaos contrôlé par la force de l’habitude. Les moteurs pétaradent, les vendeurs ambulants entonnent leurs slogans, et les taxis-bus, bourrés à craquer, démarrent avec fracas. Pour les Kinois, c’est une danse quotidienne, parfois grotesque, souvent éprouvante, mais indispensable. Ce matin, cinq d’entre eux nous ouvrent les portes de leur vie.

Dans la commune de Matete, Maman Chantal est debout bien avant le chant des coqs. La quarantaine avancée, le visage marqué par des années de labeur, elle assemble soigneusement ses paniers de légumes. Des tomates écarlates, des feuilles de manioc, quelques oignons : toute sa marchandise doit arriver intacte au marché du centre-ville, un défi en soi dans une ville où les routes ressemblent davantage à des terrains d’essai pour véhicules tout-terrain. Avec un revenu journalier oscillant entre dix et quinze dollars, chaque tomate compte. Trois enfants l’attendent à la maison, et grâce à la gratuité de l’Enseignement de base decrété par le président Tshisekedi, elle peut au-moins garder ses enfants à l’école. Mais cela ne suffit pas. Il faut encore y arriver. « Elles iront jusqu’au bout, même si je dois marcher pieds nus, » dit-elle en ajustant son foulard, faisant allusion à tant d’autres frères qu’elle doit toujours payer, malgré cette gratuité.

L’échangeur de Limete au centre de Kinshasa, vue de la statue de Patrice Emery Lumumba, héros national.

Le taxi-bus qu’elle attrape est un miracle d’ingénierie de fortune. Les sièges sont rafistolés avec du ruban adhésif, et le bruit du moteur rappelle celui d’un moulin à vent en bout de course. À chaque nids-de-poule – et il y en a beaucoup – les passagers sont projetés comme des marionnettes mal attachées. Mais l’atmosphère est loin d’être morose. On rit des absurdités de la circulation, on débat de l’augmentation des prix et, parfois, on partage des beignets encore chauds sortis d’un sachet en plastique. « La route, c’est notre télé-réalité, » plaisante un homme, déclenchant des éclats de rire.

Pendant ce temps, à Mont Ngafula, Serge entame sa propre odyssée. Cet ingénieur en urbanisme de 29 ans, idéaliste dans l’âme, scrute les collines environnantes depuis sa modeste maison. Il travaille pour une ONG qui milite pour une meilleure gestion des déchets et rêve d’un Kinshasa réinventé, où les routes ne seraient plus des obstacles mais des ponts entre les ambitions. Il enfourche un moto-taxi, seul moyen d’échapper à l’enfer des embouteillages. Les collines escarpées, ornées de constructions précaires, témoignent d’une urbanisation anarchique. « Chaque maison est un acte de survie, mais sans plan, on court à la catastrophe, » dit-il en ajustant son casque. Le trajet est une succession de soubresauts et de discussions improvisées. Une patrouille de policiers arrête son chauffeur, prétextant une « vérification de routine ». Serge glisse un billet de 1 000 francs congolais pour écourter le débat. « Même avec la meilleure idée du monde, ici, il faut toujours avoir de quoi négocier, » dit-il avec un sourire désabusé.

À Kingabwa, Félicité traverse les ruelles inondées d’eaux stagnantes pour rejoindre son taxi collectif. Infirmière depuis douze ans, elle connaît trop bien les ravages de cette insalubrité : choléra, malaria, infections respiratoires. Mais elle reste stoïque. « Je ne peux pas sauver le monde, mais je peux sauver mes patients, » affirme-t-elle en serrant contre elle un sac contenant des gants chirurgicaux qu’elle a dû acheter de sa poche. Son salaire de 150 dollars par mois ne suffit pas, mais la solidarité de son quartier compense les lacunes du système. « Quand quelqu’un tombe malade ici, ce sont les voisins qui interviennent les premiers, » dit-elle, le regard déterminé.

Plus loin, à Masina, Junior, étudiant en informatique, grimpe dans un bus bondé en tenant précieusement son sac à dos. À l’intérieur, la chaleur est suffocante, mais il garde son calme. Il a passé des semaines à travailler sur un projet d’application pour la santé communautaire et s’apprête à l’envoyer à un concours international. La connexion Internet ? « Un luxe, » dit-il avec un sourire sarcastique. Pourtant, il est convaincu que la technologie pourrait révolutionner Kinshasa. « Si on pouvait connecter cette ville au monde, elle serait irrésistible, » déclare-t-il en regardant par la fenêtre les marchés improvisés défiler comme des scènes de théâtre.

Enfin, à Gombe, Alain, un entrepreneur spécialisé dans le recyclage, commence sa journée avec plus de privilèges. Sa voiture climatisée est un contraste saisissant avec les taxis bondés et les moto-taxis qui l’entourent. Mais même dans ce quartier des élites, les défis ne manquent pas. Une coupure d’électricité a retardé une livraison clé, et un investisseur étranger s’est désisté au dernier moment. Pourtant, Alain garde espoir. « Les déchets sont une opportunité, pas un problème. Si on sait les gérer, Kinshasa peut devenir un modèle pour toute l’Afrique, » affirme-t-il avec conviction.

Le centre-ville se rapproche pour chacun de ces protagonistes, un lieu où leurs destins, bien que différents, se croisent. Dans cette jungle urbaine, entre chaos et espoir, chaque Kinois navigue à sa manière, s’accrochant à la promesse d’un jour meilleur.

Au centre-ville : miroir des défis de Kinshasa

Centre-ville de Kinshasa, le 27 novembre 2024. Photo: BETO.

Le centre-ville de Kinshasa, souvent présenté comme le cœur battant de la capitale congolaise, est une sorte de mirage pour ceux qui y convergent chaque matin. Gombe, cette enclave administrative et économique, incarne à la fois l’ambition et les contradictions d’une ville à bout de souffle. Le boulevard du 30 juin, majestueux dans sa conception, est devenu une scène de théâtre où modernité et chaos jouent côte à côte, comme deux acteurs incapables de partager la vedette.  Maman Chantal arrive après deux heures d’un trajet infernal, marqué par une crevaison du taxi-bus et un arrêt forcé pour permettre à un policier zélé de collecter ce qu’il appelle ironiquement « la taxe du sourire ». Elle descend à un carrefour animé, tenant ses paniers de légumes comme un trésor de guerre. La chaleur de midi est implacable, mais elle ignore la sueur qui lui perle au front. À chaque pas, elle fend la foule, évitant les vendeurs ambulants, les pousse-pousse débordant de marchandises, et les voitures qui avancent au rythme des insultes.

Son grossiste l’attend dans un coin ombragé d’un marché informel, à quelques mètres d’un immeuble moderne abritant une banque de renom. Ce contraste n’échappe pas à Chantal. « On dit que Gombe est le quartier des riches, mais même ici, c’est le désordre. Tout le monde essaie de survivre à sa manière, » murmure-t-elle en observant une femme qui vend des mangues sur le trottoir, son bébé dormant sur un pagne attaché à son dos.

Au même moment, Félicité sort enfin de son taxi collectif, visiblement épuisée. L’Hôpital Général, où elle travaille, est un bâtiment imposant mais délabré, avec des murs craquelés et des fenêtres manquant de vitres. Mais elle a néanmoins un petit sourire. Depuis deux ans, le président Félix Tshisekedi fait construire, pour la première fois depuis l’indépendance du pays, des nouveaux bâtiments modernes qui abriteront cet hôpital historique, le plus grand du pays. Dès son arrivée, elle est happée par l’urgence : un enfant atteint de paludisme sévère vient d’être admis. Félicité, bien que fatiguée par son trajet, se jette dans l’action. « Ce n’est pas le lieu idéal pour soigner les gens, mais c’est ce que nous avons, » confie-t-elle en ajustant ses gants. Pourtant, même dans ce chaos, il y a des moments de grâce : un patient qui remercie avec un sourire, un collègue qui partage un café. « C’est dans ces petites choses qu’on trouve la force, » dit-elle.

Junior, de son côté, erre dans les rues adjacentes, à la recherche d’un cybercafé fonctionnel. Les premiers qu’il visite affichent « Pas de connexion aujourd’hui », un euphémisme pour dire que l’Internet est hors service. Il finit par trouver un lieu où le Wi-Fi fonctionne, mais lentement, comme si chaque octet devait franchir un marathon avant d’atteindre son destinataire. Assis sur une chaise bancale, Junior s’arme de patience. « Kinshasa, c’est comme ce réseau : on avance lentement, mais on avance, » dit-il avec une pointe d’ironie.

Pendant ce temps, Serge est déjà dans une salle de réunion austère, en train de présenter son projet de gestion des déchets à un groupe de fonctionnaires. Sa voix est posée, mais son esprit est en ébullition. Il sait que ses idées, bien qu’ingénieuses, risquent de se heurter à l’inertie bureaucratique. Lorsqu’il sort, il tombe sur une scène typique de Kinshasa : une montagne de déchets en plein centre-ville, avec des enfants jouant autour, insouciants. « C’est ça, notre réalité. Mais si on ne commence pas quelque part, rien ne changera jamais, » dit-il en notant quelques idées dans son carnet.

Quant à Alain, l’entrepreneur, il est plongé dans une réunion avec des investisseurs étrangers dans un restaurant chic de Gombe. Le contraste entre les nappes immaculées et les rues encombrées à l’extérieur est frappant. Alain, toujours optimiste, parle avec passion de son projet de recyclage, expliquant comment il pourrait transformer les montagnes de déchets de Kinshasa en opportunités économiques. L’un des investisseurs, intrigué, pose des questions détaillées. « Kinshasa a un potentiel énorme. Si nous arrivons à canaliser cette énergie, cette ville peut devenir un modèle pour l’Afrique, » conclut-il.

Le centre-ville est une mosaïque de destins croisés. Il y a les marchands, comme Maman Chantal, qui luttent pour maintenir leur commerce malgré les obstacles. Les travailleurs de la santé, comme Félicité, qui affrontent des conditions impossibles avec une résilience inébranlable. Les jeunes, comme Junior, qui rêvent d’un futur numérique dans une ville où la technologie est un luxe. Les visionnaires, comme Serge, qui cherchent à réinventer Kinshasa malgré l’immobilisme ambiant. Et enfin, les optimistes pragmatiques, comme Alain, qui voient dans le chaos des opportunités à saisir. Le centre-ville n’est pas seulement un lieu physique. C’est une métaphore vivante des défis et des espoirs de Kinshasa. Ici, le désordre coexiste avec l’ambition, et le chaos donne naissance à des rêves. Pour ceux qui y passent chaque jour, Gombe est à la fois un défi à surmonter et un symbole d’une ville qui, malgré tout, refuse de s’effondrer.

Les racines du problème : une ville hors de contrôle

Centre-ville de Kinshasa, le 27 novembre 2024. Photo: BETO.

Kinshasa, avec ses 17 millions d’habitants et son expansion galopante, ressemble à une bête indomptable qui aurait échappé à ses maîtres. À l’origine, cette ville n’était qu’un modeste village de pêcheurs bordant le majestueux fleuve Congo, un lieu paisible nommé Ntamo. Aujourd’hui, c’est une métropole tentaculaire qui s’étend dans toutes les directions, souvent sans plan ni logique apparente. Mais comment en est-on arrivé là ? Les racines de ce chaos urbain plongent profondément dans l’histoire et les négligences successives.

La ville moderne de Kinshasa, ou du moins ses premières bases, a été pensée dans les années 1880 sous l’administration coloniale belge. À cette époque, elle portait le nom de Léopoldville et était destinée à abriter 500 000 habitants au maximum, essentiellement des fonctionnaires européens et quelques travailleurs africains. Les infrastructures construites à cette époque reflétaient cette vision limitée : routes étroites, réseaux d’eau et d’électricité modestes, aucune anticipation d’un développement à long terme. Lorsque le pays accède à l’indépendance en 1960, Kinshasa est déjà au bord de la saturation avec près de 400 000 habitants. Ce qui n’était qu’un village est devenu une ville que personne n’a préparée à sa propre croissance.

Aujourd’hui, Kinshasa accueille chaque année plus de 100 000 nouveaux arrivants, la plupart fuyant les conflits et l’extrême pauvreté des provinces. Ces migrants, souvent démunis, trouvent refuge dans des quartiers informels comme Kingabwa, Masina ou encore N’Djili. Là-bas, les habitations poussent comme des champignons après la pluie, construites avec des matériaux de récupération, sans permis ni raccordement aux réseaux publics. « On fait comme on peut. Si on attend les autorités, on mourra dans la rue, » explique Joël, un habitant de Kingabwa qui a bâti lui-même sa maison sur un terrain marécageux. Son quartier est souvent submergé lors des pluies, mais Joël préfère affronter les inondations que de retourner dans son village natal, où la milice locale dicte sa loi.

Ce désordre urbain a des conséquences dramatiques. Les inondations, par exemple, sont devenues une calamité récurrente. Chaque saison des pluies, des quartiers entiers se retrouvent sous l’eau, leurs routes transformées en rivières et leurs maisons en pièges aquatiques. Les canaux de drainage, construits dans les années 1950, sont aujourd’hui obstrués par des montagnes de déchets, une scène omniprésente dans Kinshasa. Félicité, qui travaille comme infirmière à l’Hôpital Général, voit les résultats de ce désastre quotidiennement : « Les gens arrivent avec des maladies évitables, comme le choléra ou la typhoïde. Ce sont des problèmes qui commencent dans les rues, mais qui finissent dans nos hôpitaux débordés. »

La gestion des déchets est un autre aspect révélateur de ce chaos. Kinshasa produit environ 8 000 tonnes de déchets par jour, mais seule une fraction est collectée. Le reste s’accumule dans les rues, les canaux et les terrains vagues, formant des montagnes de détritus qui deviennent des lieux de jeu pour les enfants et des foyers de maladies pour leurs familles. Pourtant, certains y voient une opportunité. Alain, l’entrepreneur spécialisé dans le recyclage, affirme : « Ce que les gens considèrent comme des ordures, je le vois comme une mine d’or. Avec un système de gestion efficace, on pourrait créer des emplois et assainir la ville en même temps. »

« Kinshasa, c’est une ville construite pour l’inattendu. Rien n’est planifié, tout est improvisé. »

Les routes, quant à elles, sont une autre facette de la crise. Elles sont souvent défoncées, étroites et insuffisantes pour supporter le flux incessant de taxis-bus, motos et véhicules privés. Les embouteillages, comme le décrit Serge, ingénieur en urbanisme, ne sont pas seulement une nuisance : « Ils coûtent à la ville des millions de dollars chaque année en pertes de productivité. Mais on continue comme si c’était normal. » Les quartiers périphériques, comme Mont Ngafula, sont particulièrement touchés. Les routes y sont si mauvaises que certains habitants doivent parcourir plusieurs kilomètres à pied pour atteindre un point de transport viable. Serge, qui emprunte ces chemins chaque jour, observe avec un mélange de tristesse et de colère : « Kinshasa, c’est une ville construite pour l’inattendu. Rien n’est planifié, tout est improvisé. »

Au-delà des infrastructures défaillantes, c’est l’absence d’une gouvernance cohérente qui aggrave encore la situation. Depuis des décennies, aucun plan directeur n’a été mis en œuvre pour organiser l’expansion de la ville. Les autorités semblent dépassées par l’ampleur du problème. « Kinshasa est une ville où tout le monde est son propre gouvernement, » plaisante un chauffeur de taxi. Mais derrière cet humour se cache une vérité amère : la corruption et le manque de coordination entre les institutions publiques paralysent tout effort de changement. Serge, qui a présenté à plusieurs reprises des projets de modernisation urbaine, confie avec amertume : « Tout le monde sait ce qu’il faut faire, mais personne n’a la volonté politique pour agir. »

Pourtant, dans ce chaos apparent, des initiatives locales émergent. À Kingabwa, par exemple, un groupe de résidents s’est organisé pour nettoyer régulièrement les canaux de drainage, avec des outils rudimentaires mais une détermination inébranlable. À Masina, des jeunes comme Junior utilisent la technologie pour sensibiliser à l’environnement et développer des solutions innovantes. « Ce n’est pas grand-chose, mais c’est un début, » dit-il en montrant une application qu’il développe pour signaler les zones les plus touchées par les inondations.

Kinshasa n’est pas une ville sans potentiel. C’est une ville prisonnière de son histoire, de sa croissance anarchique et de ses propres contradictions. Mais c’est aussi une ville qui refuse de s’effondrer, portée par la résilience de ses habitants. À chaque crise, elle trouve un moyen, souvent imparfait mais efficace, de continuer à avancer. Ce qui manque, ce n’est pas la créativité ni l’énergie, mais une vision partagée et des actions coordonnées pour libérer cette métropole de ses chaînes invisibles.

Des solutions à portée de main ?

Kinshasa, malgré son chaos apparent, n’est pas une ville dénuée de perspectives. Si ses défis semblent insurmontables, il existe des solutions, certaines déjà expérimentées ailleurs, d’autres proposées par des Kinois eux-mêmes, qui pourraient transformer cette mégapole en un espace plus vivable. Mais comme tout en RDC, ces solutions nécessitent une combinaison délicate de volonté politique, de financements conséquents et, surtout, d’un sens de l’urgence qui semble parfois manquer.

Pour Maman Chantal, les solutions commencent par des choses simples, comme des routes praticables. « Je ne demande pas de miracles, seulement qu’on répare les routes, » dit-elle avec pragmatisme. L’état des infrastructures routières est en effet l’un des problèmes les plus pressants. Un réseau de transport public moderne – qu’il s’agisse de bus rapides, de trains légers ou même d’un métro aérien – pourrait transformer le quotidien de millions de Kinois. Les embouteillages monstres de Kinshasa paralysent non seulement les trajets, mais aussi l’économie. Serge, l’ingénieur en urbanisme, imagine déjà un plan ambitieux : « Il suffirait de quelques lignes bien pensées pour désengorger la ville. Les Kinois sont prêts à payer si le service est fiable. »

Ce rêve de transport efficace n’est pas hors de portée. Des villes comme Addis-Abeba, avec son réseau de tramways, ou Kigali, avec ses bus modernes et ponctuels, montrent qu’il est possible de moderniser la mobilité urbaine en Afrique. Mais pour Kinshasa, cela nécessite non seulement des fonds, mais aussi une gestion transparente, un mot qui fait encore frémir certains fonctionnaires congolais.

« Les déchets, ce sont de l’argent jeté dans les rues. Avec un bon système, on peut transformer cette ville et créer des emplois. »

Un autre domaine crucial est la gestion des déchets. Chaque jour, Kinshasa produit près de 8 000 tonnes de déchets, mais seule une fraction est collectée. Alain, l’entrepreneur dans le recyclage, voit dans cette crise une opportunité : « Les déchets, ce sont de l’argent jeté dans les rues. Avec un bon système, on peut transformer cette ville et créer des emplois. » Son projet de recyclage, qui consiste à convertir les plastiques usagés en pavés pour les routes, a déjà attiré l’attention d’investisseurs internationaux. Cependant, Alain se heurte aux lenteurs administratives et à une population encore peu sensibilisée à l’importance du tri des déchets. « Il faut commencer par éduquer. Si les gens comprennent que les ordures ont de la valeur, tout peut changer, » ajoute-t-il.

La question de l’eau potable est un autre point critique. La REGIDESO, l’organisme public chargé de l’eau, peine à répondre à la demande croissante. Félicité, l’infirmière, voit chaque jour les conséquences de cette carence. « Quand les gens n’ont pas accès à de l’eau propre, ils tombent malades, et c’est nous, dans les hôpitaux, qui devons gérer les conséquences. » Une solution, selon certains experts, serait d’investir dans des technologies simples et durables, comme les systèmes de récupération d’eau de pluie ou les forages de puits. Mais là encore, cela nécessite des fonds et une volonté de prioriser ces besoins essentiels.

Le logement est un autre domaine où des progrès sont nécessaires. Aujourd’hui, la majorité des Kinois vivent dans des quartiers informels, sans accès à l’eau, à l’électricité ou aux services de base. Serge propose une approche participative : « Il ne suffit pas de construire des logements sociaux. Il faut impliquer les habitants, comprendre leurs besoins, et leur donner les moyens de contribuer. » Certains projets pilotes, menés par des ONG, montrent que cela peut fonctionner. À Mont Ngafula, par exemple, une communauté s’est organisée pour construire des logements en briques écologiques, financés par un système de microcrédit. « Ce n’est pas parfait, mais c’est un début, » dit Serge avec un brin d’espoir.

Mais aucune de ces solutions ne sera durable sans une gouvernance efficace. Kinshasa a besoin d’un plan directeur ambitieux, d’une vision à long terme qui dépasse les cycles électoraux et les intérêts personnels. « Tout le monde sait ce qu’il faut faire, » dit Serge, « mais tant qu’il n’y aura pas une vraie volonté de changer, on restera dans ce cercle vicieux. »

Cependant, des signes d’espoir existent. Des initiatives locales, comme celles de Junior, montrent que les Kinois ne manquent ni de créativité ni de volonté. Son application pour cartographier les zones les plus touchées par les inondations pourrait, si elle était soutenue, devenir un outil précieux pour les autorités et les ONG. « La technologie peut être un accélérateur de changement, » dit-il. « Mais il faut que quelqu’un écoute. »

Kinshasa a toutes les ressources nécessaires pour se transformer. Elle regorge de talents, de créativité, et, malgré tout, d’une énergie qui ne faiblit jamais. Mais pour que ces solutions deviennent réalité, il faudra plus que des paroles. Il faudra des actes, une vision, et une détermination collective à ne plus accepter l’inacceptable. Alain, l’entrepreneur, résume la situation avec une lucidité implacable : « Kinshasa, c’est comme un géant endormi. Si on le réveille, le monde entier devra compter avec nous. »

Kinshasa, une ville à réinventer

Le soleil descend lentement sur Kinshasa, teintant la ville d’une lumière dorée qui semble adoucir, l’espace d’un instant, ses lignes brisées et ses failles béantes. Mais sous cette lueur trompeuse, la capitale reste une mégapole qui vacille sous le poids de ses défis. Pourtant, Kinshasa n’est pas condamnée à l’échec. Si elle se trouve aujourd’hui au bord du gouffre, elle a également toutes les cartes en main pour devenir une référence, un modèle d’adaptation et de résilience urbaine en Afrique. Mais pour cela, il faudra réinventer son âme autant que ses infrastructures.

Cette transformation commence par ses habitants, par les millions de Kinois qui refusent de se résigner. Chacun des protagonistes de cette journée chaotique porte en lui une vision, un espoir, une petite flamme qui, collectivement, pourrait embraser la ville dans un élan de renouveau.

Pour Maman Chantal, commerçante aguerrie, la solution passe par une gestion plus humaine et équitable des infrastructures de transport. « On veut juste des routes où on peut passer, des bus qui arrivent à l’heure. Est-ce trop demander ? » s’interroge-t-elle, exaspérée. Pourtant, elle ne perd pas de vue les petites victoires : ce jour-là, elle a réussi à vendre tous ses légumes avant midi, ce qui lui permettra d’ajouter un morceau de poisson à son menu du soir, un luxe qu’elle savoure avec sa famille. « La vie est dure, mais on trouve toujours une raison de sourire, » dit-elle en rentrant chez elle, son panier désormais vide.

Serge, l’ingénieur en urbanisme, imagine un Kinshasa où les collines de Mont Ngafula seraient reliées au centre par un réseau moderne de trains légers, où chaque quartier aurait accès à l’eau potable et où les déchets ne seraient plus des nuisances mais des ressources. Ce soir, il s’attarde dans son petit bureau, esquissant des plans pour un projet d’assainissement communautaire qu’il espère présenter lors de sa prochaine réunion. « Les idées ne manquent pas. Ce qui manque, c’est l’écoute et le courage politique. » Pourtant, il est encouragé par une récente rencontre avec des jeunes du quartier, désireux de participer à son initiative. « Le changement, ça commence par nous, » dit-il, un sourire discret sur les lèvres.

À l’Hôpital Général, Félicité termine son service exténuée mais satisfaite. Elle a vu défiler des dizaines de patients, des femmes enceintes, des enfants fiévreux, des blessés de la circulation. Malgré les coupures d’électricité et le manque chronique de médicaments, elle a réussi à sauver deux vies critiques. « Quand je rentre chez moi, je me dis que tout ça vaut la peine, » confie-t-elle. Pour elle, réinventer Kinshasa passe par des soins de santé accessibles et efficaces, un rêve qu’elle partage avec ses collègues lors d’un rapide café improvisé à la fin de leur garde. « Un jour, nous aurons des hôpitaux dignes de ce nom. En attendant, on fait ce qu’on peut. »

Junior, l’étudiant, quitte le cybercafé après avoir enfin soumis son projet. La lenteur de la connexion l’a frustré, mais il n’a pas abandonné. « À Kinshasa, on apprend à être patient, mais persistant, » plaisante-t-il. Alors qu’il traverse les rues de Masina, il réfléchit à son application, à la façon dont elle pourrait aider les habitants à signaler les zones inondées ou à organiser des groupes de nettoyage. Pour lui, la technologie n’est pas un luxe, mais une nécessité : « Si nous utilisons bien la technologie, cette ville peut devenir un exemple pour l’Afrique. »

Alain, l’entrepreneur, clôt sa journée avec une réunion prometteuse. Un investisseur étranger a montré un réel intérêt pour son projet de recyclage, et il se prend à rêver d’une usine flambant neuve où les déchets de Kinshasa seraient transformés en matériaux de construction, en énergie, en richesse. « Ce n’est pas une utopie. Les solutions sont là, mais il faut de la volonté, et surtout, un peu de patience, » dit-il en prenant un verre avec ses partenaires.

La réinvention de Kinshasa ne sera pas une tâche facile. Elle nécessitera des investissements colossaux, une mobilisation massive et une transformation profonde des mentalités. Mais comme le souligne Serge, « les grandes villes ne se construisent pas sur des bases parfaites, elles se construisent sur des échecs qu’on a appris à transformer. » Et Kinshasa, malgré ses imperfections, regorge de leçons, de potentialités et d’une énergie brute qui, si elle est canalisée, pourrait la hisser au rang de modèle urbain.

En fin de compte, Kinshasa n’est pas qu’une ville. C’est un symbole, une métaphore vivante des défis et des espoirs de l’Afrique elle-même. Si elle parvient à se réinventer, ce sera le signe qu’un autre futur est possible pour tout un continent. Et si elle échoue ? Eh bien, comme le dit Alain avec un sourire narquois : « Kinshasa n’échoue jamais. Elle trébuche, elle vacille, mais elle finit toujours par se relever. C’est dans son ADN. »

——–

Les intervenants mentionnés dans cet article ont préféré garder l’anonymat et ne pas être photographiés visage découvert, par souci de discrétion et de sécurité. Toutes les images utilisées sont purement illustratives et ne représentent pas les personnes ou les lieux décrits.




Leave A Reply

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.