Dans le rapport Mapping publié en août 2010 par le Haut Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme sur les violations les plus graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire commises entre mars 1993 et juin 2003 sur le territoire congolais, le document met en lumière les attaques contre les civils tutsi et banyamulenge. Ces évènements se sont déroulés entre juillet 1996 et juillet 1998.
En effet, dans la seconde période sur les quatre du rapport Mapping, cette partie est consacrée aux violations perpétrées pendant la première guerre (celle qui a conduit au renversement du régime de Mobutu) et durant les quatorze premiers mois du régime mis en place par le Président Laurent-Désiré Kabila, puis elle répertorie le plus grand nombre d’incidents de toute la décennie examinée, soit 238.
Ainsi, les informations disponibles aujourd’hui suggèrent l’importance du rôle des États tiers dans la première guerre et leur implication directe dans cette guerre qui a mené au renversement du régime de Mobutu. Au début de la période, des violations sérieuses ont été commises à l’encontre des civils tutsi et banyamulenge, principalement au Sud-Kivu. Puis cette période a été caractérisée par une apparente poursuite impitoyable et des massacres de grande ampleur (104 incidents répertoriés) de réfugiés hutu, de membres des anciennes Forces armées rwandaises (appelées par la suite ex-FAR) ainsi que de milices impliquées dans le génocide de 1994 (les Interahamwe) prétendument par les forces de l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL).
La période à l’intervalle de 1993 à juin 2003, constitue probablement l’un des chapitres les plus tragiques de l’histoire récente de la RDC, voire de l’Afrique toute entière. « Ces dix années ont, en effet, été marquées par une série de crises politiques majeures, des guerres ainsi que de nombreux conflits ethniques et régionaux qui ont provoqué la mort de centaines de milliers, voire de millions de personnes. Rares ont été les civils, congolais et étrangers vivant sur le territoire de la RDC qui ont pu échapper à ces violences, qu’ils aient été victimes de meurtres, d’atteintes à leur intégrité physique, de viols, de déplacements forcés, de pillages, de destruction de leur biens ou de violations de leurs droits économiques et sociaux», note le Haut-Commissariat des Nations Unies q aux Droits de l’Homme.
La polémique autour de la nationalité des Tutsi et Banyamulenge comme nœud du problème
Pour comprendre les attaques depuis les années 1980, la question de la nationalité des Tutsi vivant au Sud-Kivu était, comme celle des Banyarwanda au Nord-Kivu, un sujet de polémique. La plupart des Tutsi du Sud-Kivu affirmaient être des Zaïrois banyamulenge, c’est-à-dire des descendants des Tutsi du Rwanda et du Burundi installés dans les Haut Plateaux des territoires d’Uvira et de Fizi avant le partage colonial de 1885. Les autres communautés considéraient à l’inverse que la plupart des Tutsi vivant au Sud-Kivu étaient des réfugiés politiques ou des immigrés économiques arrivés au cours du XXe siècle et ils leur contestaient le droit à la nationalité zaïroise.
Tout bascule en 1981, lorsque le Président Joseph Désiré Mobutu a pris la décision d’abroger la loi de 1972 par laquelle il avait accordé la nationalité zaïroise de manière collective aux populations originaires du Rwanda et du Burundi présentes sur le territoire zaïrois avant le 1er janvier 1950, confortant ainsi la position des communautés dites « autochtones ». Depuis lors en effet, la suspicion quant à la nationalité réelle des Tutsi du Sud-Kivu était devenue générale et aucun député tutsi n’avait pu être élu dans la province. Comme au Nord-Kivu en 1989, la controverse sur la nationalité dite « douteuse » des Tutsi de la province avait d’ailleurs conduit au report des élections. Pour autant, en l’absence de conflit foncier majeur et eu égard à l’importance numérique relativement faible de la communauté banyamulenge et tutsi dans la province, la libéralisation politique du régime après 1990 n’avait pas débouché au Sud-Kivu sur le même degré de violence et de manipulation tribaliste qu’au Nord-Kivu.
À partir de 1993 cependant, l’arrivée dans la province des réfugiés et des groupes armés hutu burundais et rwandais, et l’intégration après juillet 1994 de nombreux Banyamulenge et Tutsi du Sud-Kivu dans l’armée et l’administration du nouveau régime rwandais, ont eu pour effet d’attiser le sentiment anti-banyamulenge et anti-tutsi chez de nombreux Sud-Kivutiens.
Accusés d’être des agents des gouvernements rwandais ou burundais, de nombreux Tutsi étrangers mais aussi des Banyamulenge ont perdu leur emploi et ont subi des discriminations et des menaces. Le 28 avril 1995, le Parlement de transition (HCR-PT) à Kinshasa a rejeté officiellement toute prétention des Banyamulenge à la nationalité zaïroise et a recommandé au Gouvernement de les rapatrier au Rwanda ou au Burundi, au même titre que les réfugiés hutu et les immigrés tutsi. Au cours des mois suivants, l’administration provinciale a confisqué de nombreuses propriétés appartenant aux Banyamulenge.
Dans une note rendue publique le 19 octobre 1995, les autorités du territoire d’Uvira ont affirmé que l’ethnie banyamulenge était inconnue au Zaïre et qu’à l’exception d’une dizaine de familles, tous les Tutsi vivants au Sud-Kivu étaient des étrangers. Le 25 novembre, à Uvira, les signataires d’une pétition dénonçant la persécution des Banyamulenge par les autorités zaïroises ont été arrêtés par les forces de sécurité. Dans les Hauts et Moyens Plateaux des territoires d’Uvira, de Fizi et de Mwenga, les populations bembe, dont les contentieux historiques avec les Banyamulenge n’avaient jamais été réglés, ont profité de ce contexte pour s’organiser en groupes armés et multiplier à leur encontre les actes d’intimidation et les vols de bétail.
Face à cette situation, un nombre croissant de jeunes Tutsi et de Banyamulenge sont partis au Rwanda suivre une formation militaire au sein de l’Armée Patriotique Rwandaise (APR). Certains sont revenus rapidement au Zaïre et ont créé une milice d’autodéfense dans les Hauts et Moyens Plateaux de Mitumba. D’autres sont restés au Rwanda afin de participer à la création d’une rébellion banyamulenge devant permettre à l’APR de neutraliser les ex- FAR/Interahamwe et aux Tutsi du Sud-Kivu et du Nord-Kivu d’obtenir la reconnaissance de leur nationalité zaïroise pleine et entière par un nouveau régime à Kinshasa.
Ce qu’il faut savoir sur les attaques contre les civils Tutsi et Banyamulenge
À partir de juillet 1996, avec le début des opérations d’infiltration des éléments armés banyamulenge/tutsi au Sud-Kivu, la situation des civils banyamulenge et tutsi en général est devenue extrêmement précaire. Après que les FAZ ont intercepté, le 31 août 1996, des militaires rwandais au niveau de Kiringye, à 60 kilomètres au nord d’Uvira, le Commissaire de zone, Shweka Mutabazi, a appelé les jeunes locaux à s’enrôler dans des milices combattantes et a donné l’ordre aux FAZ d’arrêter tous les Banyamulenge et les Tutsi vivant dans le territoire d’Uvira.
Dans ce contexte, l’Équipe Mapping a documenté les incidents allégués des attaques contre les Banyamulenge et Tutsi. Politico.cd vous transmets les éléments ci-dessous en s’appuyant sur le rapport Mapping:
• Le 9 septembre, tandis que la population d’Uvira manifestait pour réclamer le départ des Tutsi du Zaïre, des FAZ ont arrêté un nombre indéterminé de Tutsi/Banyamulenge et pillé plusieurs bâtiments, parmi lesquels des établissements religieux et les bureaux des ONG locales dirigées par des Banyamulenge
• Le 17 septembre 1996, des éléments armés bembe ont tué avec l’aide des FAZ un nombre indéterminé de civils banyamulenge dans le village de Kabela du territoire de Fizi. Seuls les hommes ont été tués. Bien qu’épargnées, les femmes ont toutefois pour la plupart été victimes de viols
• Aux alentours du 21 septembre 1996, des militaires des FAZ ont tué au moins deux civils banyamulenge, dont le président de la communauté banyamulenge d’Uvira au niveau du poste frontalier de Kamanyola, situé à 90 kilomètres au nord d’Uvira dans le territoire de Walungu. Les victimes appartenaient à un groupe de Banyamulenge qui attendaient d’être expulsés au Rwanda. Alors que le groupe se trouvait au poste frontalier dans l’attente des documents administratifs en vue de son départ pour le Rwanda, des éléments des FAZ ont tué un mineur qui leur avait demandé de l’eau. Les FAZ ont ensuite pillé les biens des expulsés. À l’approche des éléments de l’APR sur le pont frontalier qui enjambe la Ruzizi, les FAZ se sont cependant enfuis. Le président de la communauté banyamulenge fut exécuté un peu plus tard à Kamanyola par les militaires FAZ
• Aux alentours du 23 septembre, des FAZ ont tué au moins une quinzaine de Banyamulenge/Tutsi au niveau du poste frontière de Kamanyola. Les victimes étaient accusées de faire partie d’un groupe d’éléments armés banyamulenge/tutsi infiltrés sur le territoire zaïrois
• Entre le 22 et le 24 septembre 1996, des éléments des FAZ ont exécuté publiquement deux civils banyamulenge dans le village de Nyamugali, situé à 47 kilomètres au nord d’Uvira, dans la plaine de la Ruzizi. Les victimes étaient accusées d’être en contact avec des éléments armés banyamulenge/tutsi infiltrés. Les exécutions ont eu lieu peu de temps après qu’un militaire des FAZ a été tué à la frontière avec le Rwanda
• En septembre 1996, des éléments armés bembe ont tué un nombre indéterminé de Banyamulenge, au niveau du village de Lubonja dans le secteur de Nganja du territoire de Fizi. Les victimes étaient pour la plupart des femmes qui avaient quitté Nganja pour se rendre à Minembwe. Deux pasteurs ont également été tués au même endroit dans des circonstances similaires
Dans le territoire de Fizi, face au risque d’affrontements au niveau des Moyens et Hauts Plateaux de Mitumba entre les FAZ et les éléments armés banyamulenge/tutsi, plusieurs centaines de civils banyamulenge ont quitté le village de Bibokoboko et ses environs pour se réfugier à Baraka et Lueba. En se mettant ainsi sous la protection des FAZ, ces civils espéraient ne pas être confondus avec les groupes infiltrés. En dépit de cela. Dans ce contexte, l’Équipe Mapping a documenté les incidents allégués suivants:
• Le 26 septembre 1996, avec l’aide des FAZ, des éléments armés bembe ont tué près de 300 civils banyamulenge dans la localité de Baraka du territoire de Fizi. Les victimes, parmi lesquelles se trouvaient des femmes et des enfants, ont été tuées pour la plupart à l’arme blanche. De nombreuses femmes, parmi lesquelles des mineures, ont été violées collectivement avant d’être tuées. Les tueries ont eu lieu en présence de la population qui n’a pas réagi. Les victimes venaient des villages de Bibokoboko dans les Hauts et Moyens plateaux. Leurs corps ont été enterrés dans une fosse commune à Baraka. En 2005, une haute autorité administrative nationale a demandé aux groupes Mayi-Mayi opérant à Baraka de déterrer les ossements des victimes et de les jeter dans le lac Tanganyika afin d’effacer toute trace des massacres
• Le 29 septembre 1996, avec l’aide des FAZ, des éléments armés bembe ont tué 152 civils banyamulenge parmi lesquels un grand nombre d’enfants et femmes dans le village de Lueba, situé à 78 kilomètres au sud d’Uvira, dans le territoire de Fizi. Certaines victimes ont été tuées à coups de machette. D’autres ont été brûlées vives dans une maison incendiée à l’aide d’une grenade. De nombreuses femmes, parmi lesquelles des mineures, ont été victimes de viols collectifs
• Dans la nuit du 29 au 30 septembre 1996, des éléments armés bembe ont tué près d’une centaine de civils banyamulenge en face du village de Mboko. Les victimes étaient pour la plupart des rescapées de la tuerie de Lueba que les miliciens avaient emmenées pour les expulser au Rwanda. Les femmes et les enfants du groupe ont pu atteindre le Rwanda mais les hommes ont été ligotés puis jetés dans le lac Tanganyika. Les miliciens ont épargné provisoirement quinze hommes qu’ils ont gardés dans un camp au niveau de Mboko. Devant des témoins, les miliciens ont toutefois déclaré que ces quinze hommes seraient brûlés plus tard. Les quinze hommes ont depuis été portés disparus
• Aux alentours du 2 octobre 1996, des jeunes locaux et des éléments des FAZ ont tué quinze Banyamulenge dans le village de Sange du territoire d’Uvira. Les victimes vivaient pour la plupart dans les quartiers de Kinanira et Kajembo et elles avaient un temps trouvé refuge dans la maison du chef de cité. Les jeunes et les militaires sont venus les chercher dans la maison du chef de cité sous prétexte de les escorter au Rwanda mais ils les ont tuées en cours de route
Le 6 octobre 1996, des éléments armés banyamulenge/tutsi auraient tué à Lemera dans le territoire d’Uvira plus d’une trentaine de personnes dont des civils et militaires qui recevaient des soins à l’hôpital local. Devant l’émotion suscitée par ce massacre, le 8 octobre, le Vice-Gouverneur du Sud-Kivu, Lwabanji Lwasi, a donné aux Tutsi/Banyamulenge une semaine pour quitter définitivement la province sous peine d’être considérés et traités comme des éléments armés infiltrés. Le 10 octobre, le Rwanda a encouragé tous les adultes banyamulenge de sexe masculin à rester au Zaïre et à se battre pour le respect de leurs droits. Simultanément, le Gouverneur du Sud-Kivu, le pasteur Kyembwa Walumona, a demandé à tous les jeunes de la province de s’enrôler dans des milices afin d’épauler les FAZ. Dans ce contexte, l’Équipe Mapping a documenté les incidents allégués suivants :
• Le 10 octobre 1996, des FAZ ont tué plusieurs centaines de Banyamulenge, dont des femmes et des enfants, dans la ville de Bukavu. Les tueries ont eu lieu principalement dans le quartier Panzi et au niveau du site de la Société nationale des chemins de fer zaïrois (SNCZ) qui sert actuellement de zone portuaire. Plusieurs membres de famille de militaires tutsi servant dans les FAZ et accusés de trahison ont été exécutés à cette occasion. Les victimes ont été tuées soit par balles soit à coups de machette.
Le 11 octobre 1996, le chef d’état-major général des FAZ, le général Eluki Monga Aundu, a accusé officiellement les Banyamulenge d’attaquer le pays avec l’aide du Rwanda, de l’Ouganda et du Burundi. Le 18 octobre, des éléments armés banyamulenge/tutsi ont lancé une attaque sur Kiliba aussitôt revendiquée par l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL). Dans ce contexte, l’Équipe Mapping a documenté les incidents allégués suivants:
• Le 21 octobre 1996, la population locale a tué un civil banyamulenge/tutsi près du quartier Kabindula de la ville d’Uvira. La victime a été décapitée et sa tête promenée sur un bâton à travers la ville. Les tueurs ont ensuite accroché les testicules de la victime sur un collier
• Au cours du mois d’octobre ou de novembre 1996, des éléments armés hutu burundais des Forces de défense de la démocratie (FDD) ont exécuté en public entre 12 et 20 Banyamulenge/Tutsi dans le village de Kamituga du territoire de Mwenga. Les victimes venaient, pour la plupart, des villages de Lugushwa (territoire de Shabunda), Kitamba, Mero et Luliba (des villages situés aux alentours de Kamituga dans le territoire de Mwenga) où elles travaillaient pour la Société minière et industrielle du Kivu (SOMINKI) et la compagnie Minière des Grands Lacs (MGL). Elles avaient récemment quitté leurs villages afin de se réfugier à Kamituga. Les FDD les accusaient de collaborer avec les militaires de l’AFDL/APR qui progressaient en direction du village. La population et la Croix- Rouge ont enterré les corps des victimes dans une fosse commune située derrière la paroisse.
• Au cours du mois de novembre 1996, des éléments des FDD et des FAZ ont tué une cinquantaine de civils tutsi au niveau de la rivière Zalya, à quelques kilomètres de Kamituga-centre, dans le territoire de Mwenga. Les tueries ont eu lieu le plus souvent de nuit. Les corps des victimes ont ensuite été jetés dans la rivière Zalya.
Au cours de cette période, plusieurs massacres de Banyamulenge ont été signalés au niveau de Minembwe, dans les Hauts Plateaux du territoire de Fizi. L’Équipe Mapping n’a cependant pas été en mesure de documenter ces cas. Les membres de la communauté banyamulenge consultés ont déclaré ne pas avoir reçu d’informations précises à leur sujet.
Junior Ngandu (@ngandujng)