Le samedi 10 octobre au centre-ville de Kinshasa, dans le luxueux quartier de la Gombe, le fleuve Congo coule et entraîne avec lui les immenses déchets plastiques vers son lit en direction de Kinsuka, le quartier de pêcheurs. Le soleil qui frappe sur ces eaux, renvoie une chaleur immense. Depuis sa résidence qui toise ce fleuve, Léon Kengo wa Dondo est réveillé. Il est à peine 10 heures du matin. L’homme qui part droit à la retraite, avec une vie politique bien remplie, est obligé de s’extirper de son lit âgé. Il enfile un Golf-Tshirt bleu ciel et un pantalon jeans bleu. Un visiteur de marque arrive chez lui.
De l’autre côté, Joseph Kabila a enfilé un survêtement noir, et un jeans bleu comme pantalon. L’ancien président a développé un style vestimentaire qui en étonne plus d’un à Kinshasa. La chaleur ne lui dit rien. Avec son cortège de 4×4, il mange les 2 kilomètres qui séparent sa résidence de GLM pour rejoindre celle de son hôte. Kabila connaît bien cette résidence de Kengo. Dans ses mémoires présentées cette année au Parlement où il a été décoré, l’ancien président du Sénat y affirme en effet que c’est ici que Joseph Kabila, en 2014, lui aurait confié qu’il avait la volonté de quitter le pouvoir à l’issue de son mandat et de passer le flambeau de manière pacifique à son successeur. Et c’est peut-être pour cette raison que le leader du Front Commun pour le Congo (FCC) s’invite ce samedi chez Léon Kengo.
Cela fait en effet plusieurs semaines que son alliance au pouvoir avec Félix Tshisekedi, son successeur à la tête du pays, surchauffe. Plusieurs incidents ont émaillé cette alliance surprenante. Mais la plus récente se joue à la plus Haute Cour de justice du pays. Félix Tshisekedi s’est, sans en informer ses alliés, en tout cas à en croire les Kabilistes, décidé de faire remplacer 3 juges sur les 9 qui composent la Cour Constitutionnelle. Kabila s’y oppose.
Lorsqu’il débarque chez un Léon Kengo pris par l’âge, Joseph Kabila, avec ses cheveux et sa barbe de révolutionnaire, a l’air d’être chez un ami. Mais il est bien chez un homme qui a l’âge de son père et de son grand-père en politique congolaise. On parle bien de Léon Kengo wa Dondo, la momie du Mobutisme, qui a su s’éviter une fin tragique à la chute de la « Deuxième République » en 1997, pour finir plus tard par devenir Président du Sénat sous Kabila, successeur constitutionnel d’un président qui n’était pas du tout de son camp. La conversation sera d’autant plus amicale que Kengo et Kabila ont développé une certaine complicité, dans la Realpolitik certes. Pendant une heure, Joseph Kabila est venu tenter un coup de communication, mais est aussi en quête politique.
« L’ancien président a présenté sa position au Patriarche Kengo sur la situation à la Cour Constitutionnelle, mais aussi sur l’état de ses liens avec le président Félix Tshisekedi. Ils ont abordé beaucoup de questions et le patriarche lui a suggéré de chercher la voie du consensus », explique un proche de Léon Kengo qui a requis l’anonymat.
Concrètement, Léon Kengo aurait alors demandé à Joseph Kabila de questionner l’accord qui le lie à Félix Tshisekedi, notamment d’en recourir aux « parrains » de l’accord. Selon nos informations, avant de coaliser à l’issue des élections du 30 décembre 2018, les deux alliés ont pris chacun comme parrain les présidents Kenyan, Huru Kenyatta pour Félix Tshisekedi, et Sud-africain Cyrille Ramaphasa, pour Joseph Kabila.
Joseph Kabila quitte la résidence de Léon Kengo et met le cap vers sa ferme de Kingakati, située loin du centre-ville, dans l’Est de Kinshasa. Il y convoquera illico-presto son ancien Chef de renseignements, Kalev Mutund, pour l’envoyer en mission auprès des parrains de la coalition. Pendant ce temps, Félix Tshisekedi et ses équipes avancent aussi leurs pions.
À la cité de l’Union Africaine, les équipes du président congolais ont échos du rendez-vous de Kabila et Kengo. Poursuivant dans sa farouche volonté de faire nommer ses trois juges à la Cour Constitutionnelle, Félix Tshisekedi intime l’ordre à ses collaborateurs d’organiser la cérémonie de prestation de serment. Problème, selon l’article 9 de ROI de la Haute Cour, avant d’entrer en fonction, les juges doivent être « présentés » à la nation devant entre autres l’Assemblée nationale et le Sénat, deux institutions dirigées par la coalition de Joseph Kabila. Débute alors l’ultime course autour d’un bras de fer.
Le lundi 12 octobre, les Kabilistes fuitent les images de la rencontre entre Kabila et Kengo. À la présidence, Félix Tshisekedi lance une invitation aux deux présidents du Parlement congolais. Les lieutenants de chaque camp montent sur les rings de la communication. Kitenge Yezu, Haut-Représentant de Félix Tshisekedi, s’écharpe dans un spectacle désolant avec Barnabé Kikaya, ancien conseiller de Joseph Kabila en matière diplomatique, sur les réseaux sociaux. Le ton monte dès lors.
Le mardi, Alexis Thambwe Mwamba et Jeanine Mabunda, respectivement président du Sénat et de l’Assemblée nationale, débarquent à la Cité de l’Union Africaine pour un entretien avec le Président qui ne va pas durer. Ils ressortent quelques minutes plus tard, les visages fermés. « Nous avons voulu échanger avec le président de la République sur les questions qui concernent la Cour constitutionnelle. Nous avons débattu la question de manière tout à fait sincère et il nous a fait part de ses sentiments. Nous allons nous retrouver encore prochainement à ce sujet », raconte Alexis Thambwe.
Félix Tshisekedi a demandé aux deux présidents de deux chambres du Parlement d’organiser la cérémonie de prestation de serment. Mais les deux ont refusé. Ils publieront un communiqué conjoint pour enfoncer le clou à ce sujet. Le vendredi, en Conseil des Ministres, le gouvernement a reçu l’ordre d’organiser cet événement. Mais ça sera finalement au protocole d’Etat d’assumer la tâche. Celui-ci demande à l’Assemblée nationale de disponibiliser la Salle de congrès. Mais, une fois de plus, la chambre basse, comme celle du Sénat, refusent et campent sur la position du FCC.
Qui a raison ?
Pour comprendre la bataille qui oppose les deux maîtres du Congo, il faut remonter à juillet 2018. Joseph Kabila, aux prises avec l’opposition, composée notamment de Félix Tshisekedi, opère des changements à la Cour Constitutionnelle. Selon la Constitution congolaise, dans son article 158, la plus haute institution judiciaire congolaise, chargée notamment de juger un président en fonction, son Premier ministre et de statuer en matière électorale, surtout sur les candidatures à la Présidentielle et de valider les résultats électoraux à tous les niveaux, est composée de 9 juges, dont trois qui peuvent être changés tous les trois ans. Mais l’article précisé également que durant ce changement de trois juges, chacune des composantes représentées à la Cour, notamment la Présidence de la République, le Parlement (à savoir l’Assemblée nationale et le Sénat) et le Conseil Supérieur de la magistrature, doit désigner son candidat.
En 2018, après trois ans donc, par tirage au sort, 3 des 9 juges devaient quitter la Cour constitutionnelle conformément à la loi. Mais le jour même du tirage au sort lors d’une séance solennelle, 2 juges ont déposé leurs lettres de démission. « J’ai usé de ma liberté pour des raisons que je ne peux rendre publiques. Le président de la Cour constitutionnelle et tous mes collègues ont reçu ma lettre de démission« , a déclaré le professeur de droit constitutionnel Jean-Louis Esambo, cité à l’époque par l’AFP. Le professeur Banyaku Luape est l’autre juge qui a démissionné. Le troisième juge est Kalonda Kele Oma Yvon, décédé le dimanche 8 avril 2018. Devant cette situation, le tirage au sort n’aura plus besoin d’avoir lieu. Par ordonnance N°18/038 du 14 mai 2018, 3 nouveaux juges seront nommés, dont Norbert Nkulu, Jean Ubulu et François Bokona. Tous sont issus du cercle proche de Joseph Kabila. Norbert Nkulu a été désigné par la Présidence de la République et Jean Ubulu par le Conseil supérieur de la magistrature. François Bokona a, quant à lui, été désigné par le Parlement réunis en congrès.
En 2019, Joseph Kabila signe une alliance avec Félix Tshisekedi, qui les lie désormais à la tête du pays. Le 04 juillet 2020, la bataille autour de la Cour Constitutionnelle commence. Benoit Lwamba, président de la Cour, entre au bureau de Félix Tshisekedi à la Cité de l’Union Africaine. Le juge avait demandé à être reçu par le Chef de l’État. Il a une requête à lui adresser. En plein confinement, il veut se rendre à Bruxelles, pour des soins sanitaires. Mais, la conversation, qui vient de commencer, prend une autre tournure. Car, si Félix Tshisekedi accepte facilement de recevoir le juge-président, il a bel et bien une idée derrière la tête. Selon un proche de Lwamba, c’est alors que le président va lui lancer une étrange proposition. « Il a été clairement fait savoir au juge-président que s’il voulait se rendre à Bruxelles, et même recevoir ses indemnités qui ont été bloquées, il devait d’abord démissionner », rapporte ce proche qui a requis l’anonymat.
D’autres expliquent qu’une lettre sera aussitôt tendue à Benoit Lwamba, portant sa démission. « Devant des hésitations, il a été clairement menacé », révèle un proche du juge congolais. Les menaces seront dissuasives, y compris la promesse de paiement d’indemnités. Car le juge finit par se rendre à Bruxelles. Une fuite est aussitôt organisée sur les réseaux sociaux. Une lettre, rapidement authentifiée par des proches du Président Tshisekedi, annonce publiquement la démission du juge. Elle porte bel et bien la signature de Benoit Lwamba.
Le vendredi 10 juillet 2020, 7 juges siègent à Cour constitutionnelle pour « constater » la démission du président, selon un étrange procès-verbal qui a également fuité sur les réseaux sociaux.
Cependant, le jour même, un nouveau courrier arrive, contredisant la lettre antérieure et dont l’objet est « démenti ». Il explique que la démission du juge-président est fausse, la qualifiant de « rumeur ». Cette nouvelle lettre est signée par le même Benoit Lwamba, depuis Bruxelles. La Présidence décide alors de contre-attaquer. Le dimanche 12 juillet, des agents de l’Agence nationale de renseignements (ANR) font irruption à la Cour constitutionnelle, cassant la porte principale pour s’introduire dans les locaux de la Haute Cour. Ils auraient spécifiquement ciblé le bureau du juge-président Benoit Lwamba, confirme à POLITICO.CD, un proche du juge congolais. Une version corroborée par l’avocat Théodore Ngoy, dans un communiqué parvenu à POLITICO.CD le même jour.
Le 17 juillet 2020, Tina Salama, porte-parole adjointe du Chef de l’État, est envoyée à la Télévision nationale avec tout un pli de documents. Six heures seront nécessaires pour que l’ancienne journaliste de Radio Okapi en vienne à bout. Il s’agit d’un lot inédit d’ordonnances signées par le président Tshisekedi. L’armée est principalement concernée. La grande nouvelle restera la mise sur la touche du célèbre général John Numbi. La clameur publique atteint les États-Unis. Des diplomates américains n’hésitent pas à féliciter le départ de leur bête noire par une autre, le général Gabriel Amisi.
Mais, derrière l’euphorie, c’est la gueule de bois. Car entre les 120 ordonnances des nominations au sein de l’armée et quelques institutions judiciaires, Félix Tshisekedi en a profité pour y glisser une qui finira par faire sourciller le pays entier. À la Cour constitutionnelle, en plein bras de fer autour de la démission du juge-président Lwamba, le Chef de l’État congolais change unilatéralement trois juges.
Dans l’approche du Président congolais, à l’image de Joseph Kabila en 2018, il y a eu « vacances », évitant ainsi d’avoir recours à un tirage au sort, pour se conformer à l’article 158 de la Constitution. Ainsi, les juges Jean Ubulu Mpungu et Noël Kilomba Ngozimala, sont en effet nommés présidents à la Cour de cassation par une ordonnance du Chef de l’État Félix Tshisekedi le 17 juillet 2020.
En outre, le Président considère la démission du juge-président Lwamba comme valable, ce qui lui donnerait alors 3 postes vaccants. Toutefois, le 4 août 2020, les deux juges nommés à la Cour de Cassation ont contesté leurs nominations.
« Excellence Monsieur le Président de la République, c’est par la voix des ondes et sans consultation préalable, que nous avons appris, le 17 juillet 2020, nos nominations en qualité de Présidents à la Cour de cassation, par Ordonnance n°20/108 du 17 juillet 2020, lesquelles ont été suivies de nos remplacements immédiats, alors que c’est depuis juillet 2014 pour le Juge KILOMBA, et avril 2018 pour le juge UBULU, que par nos lettres respectives (…) nous avions levé l’option de ne plus travailler à la Cour Suprême de Justice, jusqu’à l’expiration de nos mandats de neuf ans à la Cour constitutionnelle, et ce, conformément à la Constitution, en son article 158, alinéa 3, ainsi qu’à la Loi-organique n°13/026 du 15 octobre 2013 », expliquent-ils dans cette correspondance datée du 27 juillet 2020.
Par ailleurs, et même si les deux juges arrivaient finalement à quitter la Cour constitutionnelle, la Constitution oblige au Chef de l’Etat congolais de nommer, parmi les trois nouveaux juges, deux juges venant du Parlement, à savoir l’Assemblée nationale et le Sénat réunis en congrès, et un autre présenté par le Conseil supérieur de la magistrature. Arrive donc la deuxième séquence de la bataille.
A suivre dans cette série:
Acte II: Kabila – Tshisekedi et la Cour : les vraies raisons derrière la bagarre
Acte III: Kabila – Tshisekedi, le début de la fin (à venir)