Janvier 1957. Officier du 1er Régiment de Guides, en service à la Force Publique du Congo, Jacques Deschepper venait d’accomplir près de deux ans et demi de son terme au Kivu sans prendre de vacances. « Je savourais donc intensément ce premier congé qui venait de débuter par une merveilleuse ascension du Ruwenzori jusqu’au pied des glaciers. En compagnie de ma femme et d’un couple ami, nous venions de rejoindre notre base de départ, l’hôtel de Mutwanga », explique-t-il dans son livre témoignage « Congo 1957 – Un voyage du Roi Léopold III.» Mais l’homme propose, et Dieu impose. Un télégramme le rattrape, au goût visiblement aigre : « Rendez-vous le … janvier à l’aérodrome de Bunia où j’arriverai par avion militaire à … heures ».
Il est signé : Major Vandewalle. « Le major » n’est autre que son supérieur hiérarchique. Chef de la section G-2, le service de renseignements de la Force Publique à Léopoldville [actuelle Kinshasa la capitale, ndlr], il avait détaché Deschepper à Bukavu, à 3.000 km, pour être « l’antenne » du service dans « la province du Kivu ». C’est ainsi que Deschepper laissa son épouse poursuivre le voyage touristique avec des amis, pour prendre la direction de Bunia.
Lieu de pèlerinage royal
A l’aérodrome de ce qui est devenue aujourd’hui la capitale de la province de l’Ituri, il croise le fameux major. « Le Roi Léopold [ Léopold III] fera prochainement une visite privée dans l’Est du Congo. Son arrivée à Stanleyville est prévue pour le 22 février. Il sera accompagné de la Princesse Lilian et du Vicomte Gatien du Parc. Sur proposition du Général Janssens, le Gouverneur Général t’a désigné comme officier d’ordonnance du Roi pour la durée de son séjour. Durant la première partie de son voyage, tu piloteras le Roi. Tu assureras la liaison avec toutes les autorités pour que le programme se déroule selon les voeux du Roi et que l’organisation soit sans faille en matière de transport, de logement, etc. » lui lance-t-il, à peine descendu de l’avion.
L’histoire veut que Léopold II, l’homme à qui l’Europe a « cédé », non sans embarras, le jardin nommé « Congo », tel un cadeau d’anniversaire qu’on offrirait un cousin un peu enquiquinant ; n’y mettra jamais les pieds. En avril 1909, c’est Albert Ier alors prince, qui entame un périple de 80 jours au Congo. Il parcourt près de 4000 kilomètres à pied et en baleinière, et se rend compte du potentiel économique de la colonie. Ce voyage marque le jeune homme comme l’indique le contenu d’un télégramme envoyé à son oncle, aujourd’hui consigné au Musée Royal de Belgique : « avant de quitter l’Afrique, permettez-moi de vous dire mon émerveillement pour la belle contrée dont vous avez fait une colonie belge« . Signé : « votre neveu dévoué, Albert« . Albert Ier y reviendra en 1932, où il se rend alors incognito dans l’est. Au programme : les mines d’or de Kilo-Moto en Ituri. Il est vrai que les Belges et leurs souverains n’ont jamais hésité à profiter d’opportunités économiques qu’offrait leur colonie du Congo.
Le 16 mai 1955, un autre Roi des belges, beaucoup plus connu des Congolais cette fois, Baudoin Ier, entame sa première visite dans la colonie ; lui permettant de découvrir le pays, en y visitant toutes les régions. A ce moment-là, le Roi Baudouin n’a que 25 ans et vient d’être intronisé cinquième Roi des Belges (depuis 4 ans). Dans son discours d’aurevoir au peuple congolais, le jour de son départ, il déclara : “On parle du Congo comme étant la 10e province belge. Ce serait merveilleux d’avoir notre résidence ici et d’aller de temps en temps en Belgique qui ne serait pas plus qu’un petit district du Congo”. Mais si cette tournée est restée symbolique, au cours de laquelle le Roi dîna dans le domicile d’un évolué à Léopoldville ; elle voit également Baudoin Ier visiter spécifiquement l’étrange cité de Yangambi, en plein cœur de la forêt équatoriale.
Léopold III, l’homme qui a tout vu en grand
Yangambi, c’est là que se rend également Léopold III en 1957. Mais cette visite que nous suivons explique l’intérêt des monarques colons pour cette cité étrange. Jacques Deschepper et « le Major » Vandewalle mettent donc rapidement en place l’opération « Héron », une référence au petit quadrimoteur De Havilland Heron. Cet avion qui assurait les déplacements du Gouverneur Général, allait être mis à la disposition du Roi. Cependant, Léopold III n’est pas le Roi des belges quand il arrive en 1957 au Congo. Le 1er août 1950, dans une embrouille politique dont seuls les Belges ont le secret d’inventivité – transmis sans doute par la suite à leurs cousins congolais – le Roi cède ses pouvoirs à son fils Baudouin qui reçoit le titre de Prince Royal. Le 16 juillet 1951, Léopold III abdique officiellement. Et donc, il arrive au Congo en 1957 sans être le Roi des Belges.
Mais ce souverain d’un autre genre est celui qui a le plus, contrairement à son devancier Léopold II, dessiné le Congo en tant que prolongement de la Belgique, dans un rêveur de grandeur atypique. Le 17 juillet 1951, lors son discours d’abdication en faveur de son fils, le Roi Baudouin, Léopold III lance : « Que Dieu protège la Belgique et notre Congo« . Toutefois, ce voyage, alors qu’il n’est plus Roi, revêt d’une importance capitale. Il tient quoi qu’il arrive, à visiter une étrange cité « Yangambi », en plein cœur de la forêt équatoriale. Ici, Léopold III vient palper, pour la dernière fois peut-être, le rêve d’une grandeur belge. L’œuvre d’une vie. Son œuvre pour l’humanité.
Car en effet, cet ancien Roi n’est pas à sa première visite au Congo, qu’il a déjà visité plusieurs fois. La première visite fut en 1925 en tant que « prince royal ». Il y reste neuf mois. En 1932, le Sénat belge, dont Léopold III est membre de droit depuis le 8 novembre 1927, le charge d’une « étude sur le développement de l’agriculture et sur les moyens d’une restauration morale et matérielle de la population indigène ». Il embarque de nouveau vers la colonie belge le 30 décembre 1932. Ce voyage doit être l’occasion d’observer et analyser la gestion coloniale sur place. A cette époque, le futur Roi aura le déclic, profondément désabusé par les pratiques coloniales autour notamment de l’agriculture. Léopold III, raconte Michel Dumoulin dans un livre biographique paru en 2001, y dénonce l’état dans lequel se trouve l’agriculture, « et beaucoup d’autres choses encore », il se dit « effrayer » et « perplexe sur les possibilités d’améliorer sensiblement cet état de choses avant pas mal d’années ». « Oserais-je dire que ceux qui ont jusqu’à présent exploité les richesses agricoles du Congo méritent le châtiment sévère qui les accable maintenant ? » interroge même Léopold III.
Le futur monarque dénonce spécifiquement le fait que les autorités coloniale ne se bornent qu’à une exploitation commerciale, sans réellement chercher à améliorer l’alimentation des indigènes congolais, ni même chercher à produire d’autres produits agricoles. « Personne ne sait où on [la Belgique] veut en venir. La plus grande indécision règne dans tous les domaines (…) J’exagère peut-être un peu. Il y a évidemment des exceptions. Mais c’est une impression générale. On s’est en effet presque exclusivement borné à recueillir les produits tels que la nature les fournissait », fait savoir le jeune prince dans une lettre adressée à son père et citée dans le livre de Michel Dumoulin.
Pour comprendre l’importance du projet de Yangambi, sachez qu’il a connu non seulement les visites des souverains belges, Léopold III et Baudouin Ier, mais aussi celles de plusieurs autres hautes personnalités. Véritable Jérusalem scientifique dans le domaine de l’agriculture. pic.twitter.com/fY7enAGsNe
— Litsani Choukran (@LitsaniChoukran) December 12, 2019
De retour à Bruxelles, le futur Léopold III se donne une mission. Il tient un discours le 25 juillet 1933 devant le Sénat belge, qui restera dans les annales de l’histoire. Si, dans la foulée de ce discours, Léopold III prend notamment la parole à Londres à l’African Society, le 17 novembre, afin d’y exposer ses conceptions en matière de protection de la nature, son rôle de catalyseur est illustré par la création, le 22 décembre 1933, de l’Institut national pour l’étude agronomique du Congo belge (INEAC) dont il est appelé à assurer la présidence. Toutefois il ne l’exercera pas, car le décès accidentel de son père dans les rochers de Marcheles-Dames bouleverse tous les plans et tous les projets. Mais à Yangambi, une cité, la plus atypique au Congo, va naître, incarnant le rêve même de ce jeune monarque.
Jérusalem des Scientifiques de l’Environnement et des Forêts
En plein cœur du territoire d’Isangi, dans l’actuelle province de la Tshopo, cette contrée située dans le ventre d’une vaste réserve forestière voit naître une station de recherches agronomiques de réputation mondiale. L’Institut voit tout en grand. Il succédait alors à la Régie des Plantations de la Colonie (Repco), mais au contraire de cette dernière, il possédait un véritable rayonnement scientifique. L’INEAC reposait principalement sur un réseau de 36 stations de recherches agronomiques. Celles-ci étaient implantées dans les principales zones de culture et d’élevage, dispersées sur tout le territoire du Congo et du Ruanda-Urundi (les deux autres colonies belges).
Et donc Yangambi abritait la station la plus importante . Au cœur de ses forêts congolaises, l’INEAC comprenait 21 divisions de recherche, à savoir : une division du palmier à huile, une division de l’hévéa, une division du caféier et du cacaoyer, une division des plantes vivrières, une division de botanique, une division de phytopathologie et d’entomologie agricole, une division de chimie agricole, une division forestière, une importante division d’agrologie (pédologie), une division de génétique, une division de climatologie, une division de physiologie végétale, une division de mécanique agricole et du génie rural, une division de zootechnie, une division d’hydrobiologie piscicole, une division de biométrie, une division de plantes économiques diverses, une division d’économie agricole, un bureau des engrais, un bureau des essais de phytotechnie générale et une bibliothèque scientifique. En Belgique, il y avait : un Bureau climatologique, un Bureau des introductions, la Flore du Congo belge, un Laboratoire des sols et une bibliothèque identique à celle de Yangambi.
L’Etablissement sera un grand succès. Sur le plan scientifique, l’INEAC compte une série de publications scientifiques et techniques (160 livres), une Flore des spermatophytes (9 volumes et un tableau analytque des familles), un Atlas anatomique des bois du Congo belge (5 volumes), des Cartes des sols, de la végétation et de l’utilisation agronomiques de différentes régions du Congo, du Rwanda et du Burundi ( 30 livraisons comprenant des livrets explicatifs), une collection in 4° d’une trentaine de volumes et 4 Atlas climatologiques, une quarantaine de livres Hors série comprenant notamment les rapports annuels, des Comptes rendus de colloques, des normes de main d’oeuvre etc., un Bulletin d’Information bimestriel publié avec le Bulletion agricole du Congo belge et du Ruanda-Urundi, des milliers de Fiches bibliographiques (3.000 par an) qui, outre les indications bibliographiques habituelles comportent également un compte rendu sommaire et un indice de classification. Tous ces documents sont échangés contre des publications similaires d’autres stations de recherches dans le monde lesquelles constituent l’essentiel des deux bibliothèques scientifiques de Yangambi et de Bruxelles.
Durant ses années de gloire, l’INEAC était encore un marchand de graines et de semences pour les entreprises agricoles privées de la colonie, graines et semences qui sont distribuées gratuitement aux communautés agricoles locales et aux paysannats répartis dans toute une série d’écotopes différents. Sur le plan politique, l’INEAC joua un rôle crucial au cours de la Seconde Guerre Mondiale en matière d’approvisionnement en caoutchouc et en huile de palme. Après la guerre, l’institution se spécialisa dans l’étude de certains végétaux et de certains aspects de l’agronomie bien précis. Il resta l’institut agronomique le plus important et le plus renommé d’Afrique jusqu’aux années 60, et possédait une véritable aura internationale.
En 1957, Léopold III est donc sur les pas de son rêve. Après une nuit passée à Stanleyville, le couple royal se rend en voiture à Yangambi. Au passage, il visite le Centre expérimental de lutte contre la poliomyélite dirigé par le docteur Courtois. Le couple va y passer trois jours. « En 1957, l’ampleur des travaux de recherche du centre de Yangambi est reflétée par le nombre de ses divisions organiques (…) Tous ces secteurs suscitent l’intérêt du Roi qui se fait présenter les études en cours, visite les laboratoires, les plantations expérimentales, la réserve floristique intégrale, le jardin botanique », commente Deschepper.
« Ce dernier avait été aménagé dans la nature selon des principes énoncés par le Roi lui-même lors de la Fondation de l’Institut. La Princesse de son côté consacre une partie de son séjour à Yangambi aux réalisations sociales: le centre médical et social qui comporte des installations hospitalières, la maternité, l’école pour filles congolaises. Elle s’est particulièrement intéressée aux problèmes d’hygiène tropicale », ajoute-t-il.
A la fin de son périple, Léopold III doit suivre le cours du fleuve Congo pour regagner Kisangani. Il repart cœur rempli de joie de voir son rêve tourner en plein régime. Mais il ignore cependant que trois ans plus tard, le rêve de Yangambi connaîtra un tournant à l’accession du Congo belge à l’indépendance. C’est le début d’une longue et interminable descente aux enfers (l’acte II à découvrir prochainement)
Litsani Choukran.
3 commentaires
Merci beaucoup ! Très intéressant ! J’attends avec impatience » l’acte II
Merci de nous permettre d’accéder gratuitement à ce travail bien fouillé.
Courage cher journaliste.
En lisant ce carnet de voyage, je me repose la question de mon existence en tant que Congolais et je me demande bien qu’est ce que nous avons fait de notre pays. ceci me pousse me pointer le doigt et me dire que j’ai failli a mon devoir citoyen d’une maniere ou d’une autre. nous avions les points necessaire pour etre une grande nation mais…