Docteur en Lettres de l’université de Paris Sorbonne III, plusieurs fois expert et consultant au ministère de la Culture, aujourd’hui Directeur général de l’Institut national des artsts de Kinshasa (INA) et membre du Comité de suivi du label « Kinshasa Ville créative en Musique », le professeur Lye Mudaba Yoka rend hommage à Papa Wemba, vendredi 24 avril 2020.
Voilà quatre ans que mourait Jules Shungu Wembadio, alias Papa Wemba, l’une des idoles fameuses et passablement sulfureuses de la rumba congolaise. Papa Wemba est mort, comme on sait, dans des conditions héroïques : à Abidjan au Festival des Musiques Urbaines, sur scène et les « armes à la main », pour ainsi dire, tel un vrai combattant des arts et de la culture du Congo.
L’artiste est mort comme il a vécu : en héros de légende.
Après la ferveur des hommages rendus à l’artiste musicien Papa Wemba, les émotions et la douleur étant plus ou moins domptées, nous avons pensé nous en remettre aujourd’hui à une sorte de méditation et d’évocation sereines.
Les épreuves douloureuses auxquelles nous sommes soumis en ce moment à travers la planète, avec ce fameux COVID-19, ne nous contraignent-elles pas, particulièrement en RD Congo, à des réponses de résilience et de résistance grâce à l’exercice de méditation et de devoir de mémoire sur les actes exemplaires des meilleurs fils du pays !
A quoi est dû le succès de Papa Wemba ?
Avant tout, me semble-t-il, son succès et sa popularité sont peut-être dus à l’auto-construction d’un culte de la personnalité savamment orchestré.
En effet, Papa Wemba, c’est d’abord la « jactance », comme disent les Kinois, c’est-à-dire « ngenge », c’est-à-dire un mélange d’aplomb et de séduction exhibés. Cette jactance s’est essentiellement exprimée sur deux plans : d’abord, par une construction utopique (au sens premier du terme), le « Village MOLOKAI » ; ensuite par une mise en scène époustouflante sur la dévotion au vêtement, au « look ». Molokai, pour les Kinois de mon âge, c’est l’évocation d’un vieux film des années 50 qui a fait la joie de notre jeunesse, « Le Père Damien et les lépreux de Molokai’’ ( Molokai étant une des îles perdues en Polynésie).
En pleine dynamique de l’Authenticité prônée par le régime Mobutu, et comme pour le prendre au mot, voilà Papa Wemba autoproclamé chef coutumier de Molokai, ramenant ainsi de la Polynésie le village imaginaire des miséreux jusqu’à Matonge, la « capitale des plaisirs, la capitale de la capitale» ; là, en plein Matonge, il fabrique de toutes pièces un acronyme inédit, génial, fictionnel, à partir des bribes de noms empruntés à des rues contiguës élevées au rang d’entités fédérées de son « royaume », à savoir: Masi-Manimba, Oshwe, Lokolama, Kanda-Kanda, Inzia (en sigle MOLOKAI).
La jactance s’est exprimée également sur le plan de la sape. Sape vestimentaire, autrement dit « Société des Ambianceurs et des Personnes Elégantes », autrement dit « religion Kitendi », mais aussi sape verbale et quelque peu baroque et énigmatique (« kaokokokorobo », « chance eloko pamba », « fula ngenge, truculence de nombreux sobriquets…), elle a été, cette sape, à la base d’une controverse et des polémiques tendues sur le thème du culte de la personnalité, du culte de l’accessoire, voire du culte de l’excentricité et du « bling-bling ».
Où se situe alors le talent musical de Papa Wemba ?
Papa Wemba est une abeille butineuse, c’est-à-dire à la fois entreprenante, travailleuse, appliquée mais, surtout, grappilleuse et dotée d’une belle force d’adaptation et d’assimilation.
N’a-t-il pas tenté tout ? N’a-t-il pas tenté tous autour de lui : Zaiko et Viva-la-Musica évidemment, Tabu Ley, Lutumba, Koffi, Pascal Phoba, Lokwa Kanza, Goubald, l’orchestre expérimental de l’INA ; mais aussi à l’étranger : Peter Gabriel, Africando, Youssou N’Dour, Angélique Kidjo, Aretha Franklin, Nana Kouyate, Salif Keita, Aragon de Cuba, etc., ?
On a oublié, par ailleurs, que Papa Wemba a flirté avec la peinture, avec le cinéma ou avec le théâtre ( nous avons conçu ensemble un projet « Antigone » d’Anouilh avec Luboya, Clovis Kabambi, Goubald et Ndundu ; Wemba acceptant de jouer le rôle de Créon).
Papa Wemba est-il le roi de la rumba congolaise ?
Toutes choses étant égales par ailleurs, Papa Wemba appartient à une filiation, celle particulièrement qui a universalisé la rumba congolaise, à partir de Joseph Kabasele puis des autres épigones.
Il existe, finalement, plusieurs princes et plusieurs rois de plusieurs rumbas, avec toujours, néanmoins, un dénominateur commun : la mesure binaire à 2 ou à 4 temps, le texte responsorial, sur une harmonie suave et un seben entraînant; mais, aussi, avec des pionniers respectifs, respectables et respectés par l’histoire : Kabasele l’architecte émérite de l’édifice orchestral moderne, Franco « Epanza-Makita » (« le trublion dévastateur »), Tabu Ley l’orpailleur et l’orfèvre, Sam Mangwana, Mujos, Kwamy, Madilu, Mayaula, Jo Mpoyi, Josky, Dalienst : des compositeurs et des interprètes de charme ; Essous ou Nino Malapet : des hommes-orchestres.
Ont été ou sont aujourd’hui de cette veine de la rumba soft et glamour : Tony Dee, Bimi Ombale, Koffi, Karmapa, Fally, Ferre Gola, Goubald, Lucie Eyenga, Mpongo Love, Mbilia Bell, Tchala Muana, Petit Wendo, etc.
Bref, il s’agit là des filiations esthétiques multiformes plutôt que de séquences ou des ruptures générationnelles.
En ce qui concerne Wemba, il a eu, dans la rumba, un parcours d’enfant prodige, d’enfant prodigue, parce que le style Zaïko/Viva, en rupture avec la rumba de Kallé ou de Rochereau, a été mis à l’épreuve de la « World Music », pour se transformer, dans la dernière moitié de sa carrière, en ‘rumba-rock’, mélange de musique « typique » et d’accents syncrétiques glanés ici et là sur la planète, mais avec des fortunes diverses.
Quelles leçons tirer ?
La leçon essentielle est celle du devoir de reconnaissance : la rumba congolaise est à la fois une odyssée migrante, avec des flux et des reflux diachroniques et synchroniques, et une épopée puissamment éloquente, avec ses thématiques impertinentes, pertinentes, percutantes ; avec sa constellation de tendances, de vedettes, d’innovations, d’ « ambiances ».
À tout cela, un musée sur mesure ne suffit pas, un mausolée sur mesure ne suffit pas.
Il faut, à tout le moins, un panthéon pour tous les demi-dieux de nos arts, et, même, un véritable Palais de la Culture, auréolé d’une Cité de la Musique et doté d’industries créatives performantes ainsi que d’un Institut National des Arts prestigieux.
Par ailleurs, une date commémorative inspirée sur mesure, sur la trace d’une seule vedette, quelle que soit sa valeur, ne suffit pas.
Il faut une date symbolique, largement consensuelle, comme cela a été le cas il y a quelques années quand, sous la pression des artistes de toutes tendances, le 27 octobre avait été désigné comme la Journée de la Culture et des Arts, parce que, ce jour-là de l’année 1972, tous les artistes avaient célébré la rumba congolaise dans un élan symphonique et sympathique sans précédent .
Qu’en est-il de l’inscription de la rumba congolaise sur la liste du patrimoine mondial de l’Humanité ?
Nous en sommes encore au milieu du gué, malgré des efforts laborieux des spécialistes de la musique, de l’INA et de la Délégation Wallonie-Bruxelles, du ministère de la Culture et des Arts. Car, il nous a fallu remplir 5 critères :
- proposer une œuvre d’une valeur universelle exceptionnelle qui s’est imposée ainsi de génération à génération et qui est catalyseur de cohésion sociale, de développement et de culture de la paix ;
- détenir des preuves de l’adhésion populaire ;
- impliquer les scientifiques pour des inventaires rigoureux ;
- impliquer les pouvoirs publics, notamment en obtenant d’eux l’inscription préalable au patrimoine national ;
- impliquer les pays voisins concernés par l’élément sélectionné.
À ce propos, il est heureux de signaler trois faits importants.
D’abord, l’inscription de la rumba congolaise, officiellement depuis 2017, sur la liste nationale du patrimoine culturel immatériel de la République Démocratique du Congo.
Ensuite, la confirmation de la synergie des deux Congo, décidés de mettre ensemble les efforts des gouvernements, des officiels et des experts respectifs de part et d’autre, concernant la promotion d’un patrimoine commun d’ordre culturel et immatériel (n’oublions pas que Brazzaville et Kinshasa ont été classées, en 2015, dans le prestigieux Label de l’UNESCO des « Villes créatives en musique »).
Enfin, la soumission, le 26 mars 2020 (c’est-à-dire dans les délais) de la candidature commune de la rumba congolaise au Secrétariat de la Convention de 2003 de l’UNESCO.
C’est le début du suspense jusqu’au 3e trimestre 2021, période de la décision finale de l’inscription ou pas de la rumba congolaise sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’Humanité…
Je conclus sur une touche personnelle, en signalant que Papa Wemba appartient à ma génération, génération de contrastes, de ruptures, avec ses boîtes de Pandore, ses élans de Sisyphe, ses dévotions impénitentes, ses résiliences. Mais, aussi, avec ses coups de génie.
Il est peut-être intéressant de noter que Papa Wemba est mort en direct, devant des témoins inattendus, à savoir quatre étudiants finalistes de l’Institut National des Arts de Kinshasa (INA), que j’avais envoyés en stage de formation professionnelle en Côte d’Ivoire, et plus précisément au Festival des Musiques Urbaines. Ce stage faisait suite à des prestations publiques de Papa Wemba à Kinshasa, en partenariat avec l’orchestre de l’INA.
Disons, enfin, que comme tout artiste, Papa Wemba avait ses ombres et ses lumières, à la croisée des chemins et des quêtes d’une professionnalisation de plus en plus exigeante, et tributaire des compétitions mondialisées impitoyables.
Il s’en est globalement tiré à bon compte…
Je voudrais terminer, avec comme verbatim, trois des dictons de Papa Wemba qui me paraissent être prémonitoires de son destin :
« Motu akanisaki akokufa jeudi, akufi mercredi » (« L’Homme a pensé mourir jeudi, il est mort mercredi ») ;
« Ata na songe ya ngomba, bamonaka avenir te » (« Même au sommet le plus élevé de la montagne, il est impossible de voir l’avenir ») ;
« Mvula epanzaka zando kasi matanga te » (« La pluie disperse le marché l mais pas le deuil ») .
Adrien Ambanengo | politico.cd