Mohamed et Kasongo, deux entrepreneurs, décident d’importer et vendre des biens de première nécessité en République démocratique du Congo. Leur fournisseur commun est basé aux États-Unis. Nos deux importateurs achètent chacun 200 tonnes de « poulets nus » d’une valeur de 0,91 $US par Kilogramme. Ils louent chacun un bateau pour acheminer leurs marchandises en RDC. Au Congo, la principale porte d’entrée c’est le port de Matadi, dans le sud-ouest du pays, à quelques 400Km de la capitale Kinshasa. Une fois que la marchandise arrive, Mohamed et son concurrent Kasongo doivent passer à ce qu’on appelle « le dédouanement ».
Au pays de « FATSHIBETON », le dédouanement commence par une autre procédure : les formalités d’enregistrement des commerçants. Requises à l’exportation des marchandises, elles sont applicables également à l’importation. Ces formalités d’importation sont traitées par un guichet unique depuis janvier 2010 et requièrent la souscription préalable d’une déclaration ou licence modèle « IB » (importation des biens) auprès d’une banque, la Banque Centrale du Congo (BCC) ou une banque commerciale agréée.
En effet, sous l’autorité du Ministère du Commerce Extérieur et du Ministère des Finances, la réforme du Guichet Unique Intégral du Commerce Extérieur (GUICE) est opérée par SEGUCE RDC SA, opérateur privé dans le cadre d’un partenariat public-privé, selon les meilleures pratiques internationalement reconnues. Par le décret N° 019/15 du 14 octobre 2015 le Guichet Unique du Commerce Extérieur a été instauré pour répondre à la nécessité de simplifier, par voie électronique, les procédures de tous les services intervenant aux opérations de dédouanement. Il s’agit du système permettant aux opérateurs qui participent au commerce et au transport de communiquer des informations et documents normalisés à un seul point d’entrée afin de satisfaire à toutes les formalités requises en cas d’importation, d’exportation et de transit. Le Guichet unique tient compte de ces trois paquets de pré-dédouanement, dédouanement et post-dédouanement. Mais dans le cas contraire, l’opérateur peut consulter une agence en douane ou un commissionnaire en douane qui répond aux normes selon les lois qui régissent la procédure douanière.
Mohamed et Kasongo décident de gérer eux-mêmes leurs dédouanements respectifs. Dans pareil cas, ils doivent se prémunir de certains documents, qui diffèrent selon les catégories de marchandises importées. Pour le cas de poulet, retenons qu’il s’agit d’une « Marchandises importées ne nécessitant pas une autorisation et soumises au contrôle avant embarquement». Dès lors, ils se doivent chacun de se présenter au guichet unique, avec : la facture définitive de leurs marchandises respectivement et les documents de transport. Sur base de ces documents, les services congolais calculent et établissent le montant de la douane à payer.
Les documents de transport sont des contrats de transport de marchandises échangés entre les différents acteurs et varient en fonction du mode de transport utilisé. Selon les cas, Mohamed et Kasongo pourront présenter `« Le connaissement (Bill of Lading, en anglais, B/L) », qui est un contrat de transport maritime qui constate la prise en charge, ou la mise à bord, des marchandises par le transporteur. Il contient des informations détaillées sur les biens, le bateau et le port de destination. Ou la lettre de transport maritime (Sea waybill en anglais), qui formalise uniquement le contrat de transport passé entre l’expéditeur et la ligne maritime et représente le reçu de la marchandise. Elle contient des informations détaillées sur le port d’embarquement, le port de destination, le nom du navire, le nom de l’expéditeur, le nom et l’adresse du destinataire. Les deux entrepreneurs doivent également présenter une facture détaillée de la marchandise, permettant d’en évaluer ce qu’on appelle le CIF.
Mais c’est à ce niveau que les choses deviennent intéressantes. La douane étant une véritable science, retenez que c’est essentiellement une facturation basée sur la valeur de la marchandise taxée. Et donc, la valeur de la marchandise taxée est au cœur de l’enjeu. Car le coût douanier est un pourcentage de cette marchandise. Entrent en scène les termes CIF et FOB. Les termes FOB (Free On Board) et CIF (Cost Insurance and Freight) sont des « Incoterms » et font partie intégrante du Commerce Internationale. Incoterms est la contraction des mots anglais « International Commercial Terms » signifiant « Conditions Internationales de Vente ». En ce qui concerne le calculateur de taxes de douane, l’incoterm FOB signifie que la valeur de la marchandise (avec des frais éventuels d’emballage) est prise en compte dans le calcul des taxes douanières à destination. C’est le cas par exemple du dédouanement à destination des États-Unis. Tandis que l’incoterm CIF signifie que la valeur de la marchandise (avec les frais éventuels d’emballage), plus les frais de transport, additionnés à l’assurance éventuelle sont pris en compte dans le calcul des taxes douanières à destination. C’est le cas du dédouanement à destination de la RDC. Et donc, la valeur CIF est à la base du calcul d’une facture douanière en RDC. Les douanes congolais prendront cette valeur, puis déduiront un pourcentage en fonction de la nature de la marchandise pour obtenir la valeur douanière taxable. Exemple, si vous importez un téléviseur acheté à 1000 USD de Dubaï, la douane congolaise facturera 36% de ce montant, plus ses nombreuses taxes, dont on parlera plus loin.
Cependant, Mohamed et Kasongo ne vont étrangement pas suivre la même procédure, alors qu’ils sont dans les mêmes conditions. Même en ayant acheté sa marchandise auprès du même fournisseur que Kasongo, Mohamed affirme, document à l’appui, que la valeur de sa cargaison de poulets de deux tonnes est de 0,24 $US le Kg. Alors que Kasongo, qui a également des documents, n’a pas changé de valeur et présente des documents attestant que sa marchandise de 200 tonnes est d’une valeur de 0,91 $US par Kg.
Les douanes ne sont pas dupes. Elles ont souvent connu ce genre de situation. Il y a des services pour contre-vérifier. Pour prévenir ce type de cas, l’État avait signé avec une société nommée Bureau Veritas BIVAC, qui se charge de certifier la valeur de marchandises au départ, donc depuis les États-Unis pour ce cas, et à l’arrivée à Matadi. L’histoire renseigne cependant que le 05 février 2015, la Direction générale des douanes et accises (DGDA) a présenté « le dispositif d’acceptation centralisé d’évaluation en douane ». Un nouveau système qui assurera la facilitation du commerce par la réduction du délai de dédouanement. Il est connu aujourd’hui au nom de « Cellule Orange ». Le responsable de la douane de l’époque, Deo Rugwiza, comptait sur cette Cellule pour « se réapproprier la détermination de la valeur en douane des marchandises à l’importation et à l’exportation ». Le Bureau Veritas Bivac est donc mis à l’écart. Les douanes congolaises ont en effet attesté que même avec la présence de l’opérateur, la valeur à la douane continuait d’être sous-évaluée. Pour autant, le contrat d’assistance technique qui liait le bureau Veritas – Bivac au gouvernement qui consistait au contrôle avant embarquement des prix et de la quantité des marchandises pour le compte de la DGDA et au contrôle de la qualité et de la conformité pour le compte de l’OCC, va continuer à courir, malgré sa fin officielle déclarée le 14 février en 2015.
Restés entre nous Congolais, dans une contradiction organisée, c’est la « Cellule Orange » qui doit arbitrer l’anomalie entre la cargaison de Mohamed et celle de Kasongo. Mais Mohamed n’est pas l’ami de Kasongo. Pendant que son concurrent payait finalement la valeur douanière imposée sur base de 0,91 USD/Kg, la cargaison de Mohamed était déjà en vente dans les marchés kinois. Comment Mohamed a-t-il procédé ? Le natif du Liban a donc présenté une fausse facture de sa marchandise qui diffère de celle de l’origine. S’il a bel et bien acheté ses poulets aux États-Unis auprès de Michael Chicken Mayo Company (exemple) au prix de 0,91 $us/KG, la facture présentée à Matadi est émise par une certaine société nommée Liban Off-shore Boss (exemple), et qui note étrangement que Mohamed aurait acheté les 200 tonnes de poulet à 0,24 $US/Kg. 200.000kg multipliés par 0,91 $USD font 182.000 $US du côté de Kasongo, mais feront seulement 48.000$US du côté de Mohamed, sur lesquels l’État congolais devrait déduire une trentaine de pourcent.
Bien sûr que l’État n’est pas dupe. Il y a des contrôleurs, des inspecteurs en douanes chargés de vérifier tout ceci. Rappelez-vous de la « Cellule Orange ». Durant les dédouanement, c’est eux qui analysent les données. Les deux marchandises de Kasongo et Mohamed ont été, de toute façon, contrôlées à leurs embarquements respectifs. Les données sont compilées jadis par le Bureau Veritas Bivac, qui va communiquer la valeur exacte de toutes les marchandises à la « Cellule Orange » des douanes congolaises. Ces services combinés doivent avoir les originales des factures prouvant la valeur de deux marchandises. Mais à la grande surprise, alors que le Bureau Veritas Bivac contredit la valeur prétendue par MOHAMED, les inspecteurs de la Cellule Orange prétendent que « toute est ok ». Quant à Kasongo, les inspecteurs confirment également avoir la copie de la facture confirmant sa valeur au prix de 0,91$US/Kg. Une marchandise achetée au même endroit que celle de Mohamed ! Vous venez donc de comprendre comment la magie opère à Matadi. Passons à la prochaine étape.
Douane et structures prix: comment triche-t-on ?
Frauder à la douane n’est qu’une étape. Il faut encore passer le contrôle du ministère de l’Économie pour justifier les prix affichés sur le marché. Kasongo, entrepreneur congolais découvert dans le précédent acte, est en colère. La marchandise qu’il achète aux États-Unis au même endroit que son concurrent Mohamed, lui coûte très cher à la douane. Car dans ce pays des frontières, l’imposition est draconienne. Sortir une telle marchandise légalement est déjà l’épreuve de toute une vie. Retenons cependant que les deux entrepreneurs continuent leur mano-à-mano. Mais l’État n’est toujours pas dupe. En effet, même si on arrive à se faufiler entre les mailles du filet douanier, on est toujours rattrapé par des mécanismes dits « des structure des prix ». Ceux-ci sont mis en place par le ministère de l’Économie.
Certes, le premier objectif d’une entreprise est de réaliser des profits afin d’être rentable. Elle doit donc couvrir ses coûts de production et l’ensemble de ses charges. Mais elle n’a pas le droit de fixe unilatéralement les prix de ses produits, surtout ceux de première nécessité. Concernant les prix, l’arrêté ministériel datant de 1961, revu puiseurs fois, exige dans son article douze: « Dès l’entrée en vigueur du présent arrêté, tout opérateur économique est tenu de transmettre sa structure des prix, avec tous les détails y afférents, au Ministère de l’Économie Nationale, Industrie et PME pour un contrôle à posteriori. Pour toute modification ultérieure de la structure des prix transmise, seuls les éléments affectés doivent être communiqués au ministère avec tous les justificatifs y relatifs, le jour de l’application de la nouvelle structure des prix ».
Quant à l’élaboration de cette structure des prix, elle doit suivre des règles strictes, fixées dans l’Arrêté Ministériel 017/CAB/MENI-PME/96 portant mesures d’exécution du décret-loi du 20 mars 1961 relatif au prix. Son article troisième, dit : « Le prix de revient d’un produit importé s’obtient en ajoutant à son prix d’achat, le coût des éléments ci-après :
a) Dans la mesure où ils ne sont pas supportés par le fournisseur :
1. Les frais d’emballages ;
2. Les frais de transport, de manutention, d’assurance, de dépôt, de courtage et similaires, depuis le lieu d’enlèvement du produit jusqu’au lieu de destination au Zaïre (ancienne appellation du pays) ;
3. Les droits et taxes à l’exportation du pays de départ, les droits et taxes de transit, les droits et taxes à l’importation au Zaïre, ainsi que les charges d’effet équivalent ;
4. Les frais afférents au dédouanement, à l’exportation au transit et à l’importation, y compris les frais d’entreposage sous douane ;
5. Les redevances effectivement versées à l’office zaïrois de contrôle (OZAC, aujourd’hui OCC) ou à ses correspondances à l’étranger ;
b) Dans la mesure où elles ne sont ou ne seront pas indemnisées, et pour autant qu’elles aient été dûment constatées, quantifiées, les pertes subies par suite d’avarie, d’accident, de coulage, de vol ou de circonstance de force majeure ;
c) Les frais d’assurance locale, réellement payés ;
d) Les frais de transport du lieu de dédouanement au lieu de destination au Zaïre, ainsi que les débours pour les prestations de l’ONATRA et des transitaires ;
e) Les frais bancaires, intérêts exclus, plafonds 4,25% de la valeur CIF pour les importations SAD et à 10% de la valeur CIF pour les importations par crédit documentaire ou par crédit ;
f) Les frais d’amortissement fixés forfaitairement à 2% de la valeur CIF ;
g) Les autres supportés par l’importateurs et fixés forfaitairement à 0,20% de la valeur CIF
Mais voilà. Ne comptez pas non plus sur les entrepreneurs pour que ces détails fixés soient exécutés de bonne foi. Nous avons, d’un côté, Kasongo, qui va inclure toutes ses dépenses dans sa structure des prix, sans prendre un quelconque frais à sa charge, faisant payer l’acheteur final, le Congolais, toutes ses charges. Ce qui fait que les prix de denrées sont toujours élevés. Au final, le Kilo de poulet acheté à 0.91 USD depuis les USA, vaudra plus de 3 USD dans l’assiette du congolais. Mais Kasongo a l’excuse de la douane, déjà payée au prix fort et ses ramifications notamment la structure des prix imposée par me ministère de l’Économie. Mohamed, son rival, qui a trouvé des combines spéciaux pour prétendre qu’il a acheté son poulet à 0,24 le kilo, va étrangement appliquer la même structure des prix que Kasongo, mais à une différence près : il vend son poulet à 2,9 USD dans l’assiette du Congolais.
Kasongo hurle au scandale. Ou plutôt, à la concurrence déloyale. Car comment, diable, son rival qui a prétendu avoir acheté son poulet à 0.24, payant de ce fait une douane largement moins, va vendre le poulet à un prix qui avoisinant son poulet, mais suffisamment bas pour le battre sur le marché. Autre conséquence de cette tarification millimétrée, le Congolais, qui achètera forcément le poulet de Mohamed pour 0,1 $US de moins, aurait dû l’acheter pour moitié prix, en suivant la valeur déclarée par Mohamed à la douane. Alors, que s’est-il placé ?
Deux choses. D’abord le fait que Mohamed est doué. Quand Kasongo a calculé sa structure des prix, il a bel et bien fourni les bons chiffres de frais de transport, de manutention, d’assurance, de dépôt, de courtage, etc., qui sont déjà élevés et lourds à supporter pour les entrepreneurs. Et en matière de taxes, tout entrepreneur congolais a déjà pleuré en langue du village en croisant leur chemin. De son côté, ayant menti aux services douaniers, Mohamed est obligé de fournir des faux chiffres des mêmes services dans sa structure des prix pour vendre sa marchandise à 2,9$US le Kg. Ainsi, il indique que ses frais de transport par exemple, qui comprennent le même trajet Kinshasa – Matadi, sont 400 à 500 fois plus que ceux de Kasongo. La même logique sera utilisée sur tous les autres frais, afin de justifier le fait qu’il achète son poulet à 0,24$ US, mais qu’il finisse par valoir 2,9 $US au marché. Mais Mohamed, dont le tour est trop gros pour ne pas être vu, se doit, en deuxième lieu, d’aveugler ceux du ministère congolais de l’Économie.
Car, au sein du Secrétariat général du ministère, un service entier est dédié pour faire face à des telles pratiques. C’est la DIRECTION DES APPROVISIONNEMENTS, CONSOMMATION ET CONCURRENCE (DACC). Celle-ci supervise le marché interne, en veillant à ce que les prix fixés pour des marchandises respectent un document appelé « structure des prix ». Mais étrangement, ceux de cette direction ne voient jamais le tour de passe-passe de Mohamed. Un vieux tour qui continuera à fonctionner et à être appliqué par tant d’autres comme Mohamed. Kasongo a donc le choix, entre continuer à se faire « avoir », ou finalement, décider de faire comme son concurrent, ou alors jeter la clé sous la porte.
Pendant ce temps, le Congolais est l’autre victime de cette équation. D’un poulet qui coûte 0,91 $Us aux États-Unis, il l’achète à 3 dollars. Et ce prix dépend encore des ramifications aujourd’hui impossibles à contrer. Plusieurs Mohamed et des Kasongo qui décident d’agir comme Mohamed, peuplent le secteur congolais de première nécessité, soutenus par des services étatiques de contrôle volontairement défaillants, mais qui finissent aussi absurdement par acheter eux aussi leur poulet à 3 $us le Kg. Mais eux ne sont pas démunis comme le reste de la population qui vit sous 450 $USD par an et dont le poulet devient un luxe absolu. Sauf si, un nouveau pouvoir décide enfin de changer les choses.
Le prochain acte à suivre dans notre série n’est donc pas factice, puisqu’il atterri enfin sur la situation réel autour de ce secteur.
Les 5 actes à suivre dans cette série:
- Acte I: Importer depuis Matadi, l’incroyable parcours du « dédouaneur »
- Acte II: Douane et structure des prix: Comment fraude-t-on à la douane ?
- Acte III: La longue lutte contre les mafieux de l’agro-alimentaire en RDC
- Acte IV: 8 cas avérés de fraude
Quand Golden Falcon Company SARLU évite de payer 683.000 $ US de frais douaniers - Acte V: Ce qu’il faut changer
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